Charles Conn, l'imperfectionniste
2024-09-10
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2024-09-10
Charles Conn, l'imperfectionniste
Stratégie , Management , Dossier
Illustration : Sébastien Thibault
Dans ce monde d’incertitude, la concurrence n’est plus ce qu’elle était. Tel est le point de départ du livre The Imperfectionists1. «L’impact des nouvelles technologies, du changement climatique et de la mondialisation a transformé le sens même de la concurrence. C’est sans précédent», explique Charles Conn, auteur de l’ouvrage avec Robert McLean.
Dans ce livre, l’entrepreneur Charles Conn défend l’idée que les organisations d’aujourd’hui sont plus susceptibles d’être perturbées par des joueurs qui arrivent «du champ gauche», pour reprendre une métaphore tirée du baseball. «Traditionnellement, si vous vouliez être compétitif dans un secteur, dans les soins de santé, par exemple, vous saviez que vous deviez investir dans les compétences spécialisées», explique Charles Conn, cofondateur et associé de Monograph Capital, une firme de capital de risque active dans le domaine des sciences de la vie. «De nos jours, une simple montre intelligente peut bouleverser tout un marché! La surprise peut venir d’un acteur qui n’est même pas dans le domaine de la santé, ou même d’une simple application. Amazon, Google ou Microsoft peuvent rivaliser avec n’importe qui dans n’importe quel domaine.»
Pour prospérer dans un environnement aussi fluctuant, il faut donc devenir un «imperfectionniste». Créé par les coauteurs, ce néologisme signifie que les dirigeants doivent savoir composer avec l’imperfection, parce que plus personne n’a le temps, les moyens ou la capacité de développer un plan d’affaires parfait pour une stratégie imbattable «L’imperfectionniste doit d’abord jeter l’ancien cadre pour évaluer sa compétitivité», explique Charles Conn.
Le livre débute d’ailleurs avec une célèbre citation de Voltaire : «Le mieux est l’ennemi du bien.» «L’imperfectionniste se jette à l’eau et essaie toutes sortes de choses; cette personne avance petit à petit, en expérimentant et en jouant», ajoute Charles Conn.
Selon l’auteur, trop de dirigeants travaillent encore avec des références d’un autre âge. Lui-même a eu l’occasion d’envisager la question sous de multiples angles, puisqu’il siège également au conseil d’administration de plusieurs grands organismes écologistes comme Patagonia, dont il assume la présidence, et le conseil européen de Nature Conservancy. Il cite notamment les travaux du célèbre professeur de la Harvard Business School, Michael Porter, qui a publié une vingtaine de livres sur l’avantage concurrentiel. «Selon cet ancien mode de pensée, les dirigeants devaient étudier la structure de l’industrie, le nombre de concurrents, le risque de voir un nouveau joueur débarquer.» Ces enseignements présentent encore une certaine pertinence, mais le vrai risque vient désormais de l’extérieur du cadre : une appli ou une nouvelle tendance peuvent tout changer.
Le livre de Charles Conn n’est cependant pas un manifeste pour les organisations horizontales. «Il n’existe pas de structure optimale pour la pensée imperfectionniste. On doit donc intégrer de nouvelles mentalités dans l’élaboration de sa stratégie.»
Le pourvoir de la curiosité
Tout bon imperfectionniste doit posséder plusieurs qualités, à commencer par la curiosité. «La curiosité individuelle est un réflexe puissant qui mène à l’innovation», dit Charles Conn. Dans leur ouvrage, les auteurs décrivent comment, en 1948, Edwin Land a inventé l’appareil photo à développement instantané Polaroid à la suite d’une simple question posée par sa fille, qui se demandait pourquoi elle ne voyait pas la photo quand il déclenchait le mécanisme de sa caméra.
La curiosité n’est pas facile à cultiver, car l’expérience acquise tend à l’émousser, le réflexe étant humain. Comme la fille d’Edwin Land, les jeunes enfants ont tendance à poser des questions sur tout. «En vieillissant, nous cherchons plutôt des schémas. Les dirigeants doivent cesser de toujours chercher le schéma et garder l’œil ouvert sur ce qui pourrait être totalement nouveau à la place.»
Entretenir la curiosité sur le plan organisationnel est encore plus difficile. Cela suppose que l’on observe constamment le monde selon de multiples points de vue. Les auteurs citent notamment le cas de l’ingénieur suisse Éric Favre, qui a inventé en 1976 le système de café Nespresso. «En vacances à Rome, il a remarqué une longue file d’attente à l’extérieur d’un café. Au lieu de changer d’endroit, il s’est joint à la file d’attente par curiosité. Il a pu observer le vieux barista qui s’escrimait sur sa machine à espresso, dont il tirait une délicieuse mousse bien crémeuse. Il s’est inspiré de cette mousse et l’a transformée en une entreprise dont le chiffre d’affaires annuel atteint maintenant 6,5 milliards d’euros.»
Pour encourager la curiosité au sein d’une entreprise, il faut créer une atmosphère sécurisante. Comme l’expliquent les auteurs dans leur ouvrage, Albert Einstein a développé le cœur de sa théorie pendant les années tranquilles où il travaillait comme simple fonctionnaire au bureau des brevets à Berne, en Suisse. «Il est essentiel de disposer d’un environnement psychologiquement sûr où l’on peut poser des “questions idiotes”, dit Charles Conn. Et la question qui fait mouche vient souvent du plus junior des membres de l’équipe.»
Un oeil de libellule
La prochaine tâche d’une organisation imperfectionniste consiste à regarder le monde avec des yeux de libellule plutôt qu’avec un œil de lynx. Le lynx a le regard perçant, mais la libellule a d’énormes yeux qui comptent plus de 30 000 lentilles capables d’une vision panoramique. «De nos jours, on ne peut détecter les occasions qu’en considérant le monde selon plusieurs lentilles à partir d’angles très divers», explique Charles Conn.
Les auteurs décrivent le cas de deux étudiants au MBA à la Stanford Business School, Kelsey Wirth et Zia Chishti, qui ont révolutionné l’orthodontie en créant Invisalign. Zia, qui portait un appareil de rétention orthodontique, s’était rendu compte que ses dents bougeaient s’il oubliait de le mettre. Il s’est dit qu’il serait bien de concevoir un système qui assurerait une poussée progressive et quasi constante fondée sur le même concept. C’est ainsi qu’est née l’idée de fabriquer des appareils orthodontiques en plastique par impression 3D qui déplacent progressivement les dents. «Ils ont été les premiers à envisager l’orthodontie du point de vue de l’utilisateur; cette entreprise vaut aujourd’hui 20 milliards de dollars,» explique Charles Conn.
Pour encourager cette vision de libellule, l’entrepreneur suggère aux entreprises et aux organisations de commencer par la mise au point des diverses lentilles qu’elles utilisent déjà pour faire face à l’incertitude et aux problèmes complexes. «Les choses sont tout à fait différentes du point de vue d’un client, d’un fournisseur de matières premières, ou même d’un concurrent potentiel. Il faut savoir tirer parti de diverses perspectives.»
Tout bon imperfectionniste doit aussi être un expérimentateur invétéré. «Les entreprises et les organisations doivent augmenter radicalement le nombre d’expériences qu’elles réalisent. Il faut aller soi-même observer ce qui se passe sur le terrain, plutôt que de payer quelqu’un pour le faire, explique Charles Conn. Il faut être ouvert aux tendances, petites et grandes, et s’en inspirer.»
Dans leur ouvrage, Charles Conn et Robert McLean citent SpaceX comme l’exemple parfait de cet esprit. «SpaceX effectue 20 fois plus de lancements de fusées spatiales par an que la NASA. Jusqu’à présent, l’entreprise a surtout échoué, mais c’est normal. Son objectif est de réduire le coût des voyages dans l’espace. Son équipe expérimente donc avec des cônes de nez de fusée produits par impression 3D ou des isolants de moteurs de voitures. Cela entraîne forcément de la casse, mais cette expérimentation constante a permis de développer de nombreux concepts innovants.»
Parier prudemment
L’imperfectionniste ne jouera pas son va-tout sur une acquisition majeure, qui risque d’échouer dans 70 à 90% des cas. «Les grandes acquisitions ont longtemps été à la mode, dit Charles Conn. Mais, compte tenu du niveau d’incertitude que l’on connaît aujourd’hui, il ne sert à rien de faire une énorme acquisition.»
Il cite le rachat d’Alcan par Rio Tinto en 2007. Le PDG de Rio Tinto essayait de résoudre tous ses problèmes stratégiques par le biais d’une seule transaction géante, mais la société s’est endettée au maximum alors que le prix de l’aluminium était au sommet d’un cycle. L’entreprise a mis 15 ans à s’en remettre.
«Pour continuer à expérimenter sans se ruiner, les dirigeants doivent apprendre à faire la distinction entre les grandes erreurs irrémédiables et les petites aux conséquences relativement modestes. C’est l’essence même de l’imperfectionnisme», dit Charles Conn.
Pour les dirigeants, il s’agit donc de mener des expériences relativement modestes de manière plus souple. Ainsi, racontent les auteurs, Amazon s’est installée dans le marché des services financiers en adoptant une approche expérimentale et très progressive. «Ils ont acheté une petite société et embauché une équipe issue d’une fintech en faillite. Au départ, ça paraissait un peu stupide, mais le risque était faible et l’opération a fini par réussir.»
Pour y arriver, les dirigeants doivent «mesurer ce qu’ils mesurent», affirment Charles Conn et Robert McLean. Ce qui suppose que l’on dispose de plateformes suffisantes pour analyser les résultats – une leçon tirée de leur précédent ouvrage, Bulletproof Problem Solving2. Selon eux, les dirigeants ont tendance à sous-estimer le coût d’une erreur et à surestimer les avantages d’une réussite. «Peu d’entreprises ou d’organisations évaluent le risque de ne rien faire, estime Charles Conn. On met en place un plan pour limiter les risques, mais on oublie presque toujours le coût de l’inaction.»
L'intelligence du groupe
Dans un contexte de grande incertitude et de profonde complexité, l’intelligence collective vaut mille fois l’habileté d’un seul individu, ce qui suppose une bonne dose d’humilité et la capacité de surmonter certains préjugés organisationnels qui survalorisent les cadres supérieurs bardés de diplômes.
C’est grâce à l’intelligence collective que TikTok a vaincu son concurrent Quibi, une plateforme de diffusion en continu pour des formats courts, une idée de Meg Whitman, ancienne dirigeante de Hewlett Packard, et de Jeffrey Katzenberg, cofondateur de DreamWorks. «Whitman et Katzenberg voulaient créer une plateforme permettant à des abonnés de regarder des minifilms sur des appareils portables. Leur promesse de créer de petits chefs-d’œuvre leur a permis d’engranger deux milliards de dollars de financement et d’attirer de grands acteurs», raconte Charles Conn.
Mais TikTok est alors entré sur le marché peu de temps après avec une stratégie imperfectionniste qui consistait à inviter le public à mettre en ligne leurs propres créations. Ce faisant, cette application donnait aux gens exactement ce qu’ils voulaient voir, explique Charles Conn. «Confrontée à ce nouveau concurrent qui offrait aux utilisateurs ce service gratuitement, Quibi n’a pas eu le temps de réaction nécessaire pour coller aux tendances du moment et n’a pas pu maintenir ses revenus d’abonnements.»
Les auteurs de l’ouvrage racontent également l’histoire de l’organisation environnementale Nature Conservancy, qui a utilisé avec succès l’intelligence collective pour créer une application permettant d’identifier les prises de la pêche commerciale. Au lieu de partir du principe qu’elle possédait les connaissances nécessaires, Nature Conservancy a tout simplement organisé un concours de développement d’appli. L’organisation offrait un prix en argent de 150 000 dollars et fournissait aux participants des images de branchies, de nageoires, de bouches et d’yeux de poissons. «Elle a reçu 3 000 candidatures et a ainsi pu cibler un algorithme qu’elle a ensuite testé sur les bateaux des pêcheurs.»
Sans aller jusqu’au concours, les dirigeants doivent permettre à tous les membres d’une organisation de collaborer à l’élaboration d’une stratégie. «Les gestionnaires doivent inviter leurs employés des échelons intermédiaires et inférieurs à participer. Dans un monde qui évolue rapidement, ces personnes sont plus proches de ce qui se passe sur le terrain que le patron en haut de l’échelle.»
Voilà pourquoi l’humilité devient l’une des qualités les plus importantes des dirigeants imperfectionnistes, disent les auteurs. «Les décideurs qui reconnaissent leur ignorance sont ceux qui trouvent les occasions, conclut Charles Conn. C’est l’imperfectionnisme à l’œuvre.»
Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion
Notes
1 - McLean, R., et Conn, C., The Imperfectionists: Strategic Mindsets for Uncertain Times, Hoboken (New Jersey), John Wiley & Sons, 2023, 192 pages.
2 - McLean, R., et Conn, C., Bulletproof Problem Solving: The One Skill That Changes Everything, Hoboken (New Jersey), John Wiley & Sons, 2019, 320 pages.
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