Point de vue publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

La vente récente du réseau québécois de quincailleries RONA au géant américain Lowe’s a fait couler beaucoup d’encre. Alors que certains se sont félicités de la plus-value enregistrée par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) grâce à cette transaction, d’autres ont critiqué la vente de ce fleuron de l’économie québécoise. Deux perceptions mais, pourtant, une seule réalité. Ce qui a échappé à beaucoup de monde dans toute cette affaire, c’est son côté ironique, notamment lorsqu’on la situe dans une perspective historique. 

jacques nantel

Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal ainsi que membre associé et fondateur de la Chaire de commerce électronique RBC Groupe financier. Il siège à plusieurs conseils d'administration.

Le manque de capital de risque dont souffrait le Québec au début du xxe siècle a forcé notre société à évoluer de manière différente par rapport à ce qui se passait sur le reste du continent. Faute de banques d’affaires bien structurée, c’est au moyen d’investissements collectifs, mutualistes et affiliatifs que nous nous sommes développés. C’est grâce à des regroupements à caractère affiliatif que le commerce de détail au Québec a pu croître. C’est donc pour cette raison que les modèles des pharmacies Jean Coutu, des épiceries Métro et des quincaillers RONA diffèrent des modèles de Shoppers Drug Mart, Loblaws et Home Depot. Bien que présents en Bourse, ces trois géants du commerce de détail au Québec n’auraient pas pu voir le jour sans la mise en commun des ressources de centaines de petits propriétaires-exploitants. C’est également le cas des pharmacies Brunet, Familiprix, Uniprix et Proxim ou encore des magasins Sports Expert et de plusieurs restaurants St-Hubert. Dans le cas des services financiers, on a assisté au même phénomène. La création du Mouvement Desjardins, qui était dès le départ une coopérative d’épargne et de crédit, en demeure encore aujourd’hui l’exemple le plus probant.


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Bien que les Québécois aient su être créatifs dans beaucoup de domaines, certains pans de leur économie, notamment les secteurs industriel et manufacturier, exigeaient une approche différente, plus structurée et plus globale. Ce fut le cas lors de la création d’Hydro-Québec et de l’émergence de Bombardier.

Or, pour y arriver, la création d’une banque d’affaires demeurait essentielle, un rêve qui, tout au long du xxe siècle, aura suivi une étrange trajectoire, celle-ci partant d’un sociologue et avocat du nom d’Errol Bouchette pour aboutir à Jacques Parizeau.

Déjà, en 1927, Esdras Minville, alors jeune économiste et futur directeur de l’École des hautes études commerciales, prononçait une conférence à Montréal sur ce sujet1, reprenant plusieurs des idées émises au moins quinze années plus tôt par l’économiste et universitaire Édouard Montpetit, idées elles-mêmes empruntées à Errol Bouchette à la fin du xixe siècle.

Pour ces trois hommes, l’avènement de la grande industrie, qui avait ébranlé les fondements de l’économie nord-américaine à partir de 1890, portait un grave préjudice au développement économique du Canada français, à moins que des mesures propres à en assurer le financement adéquat chez nous ne soient adoptées. Voici un extrait de ce qu’a déclaré Esdras Minville2.

« À force de travail et de patients efforts, nous étions parvenus à nous créer dans le petit et le moyen commerce, dans la moyenne et la petite industrie, une situation qui, toutes proportions gardées d’ailleurs, se comparaît à peu près à [celle de] nos compatriotes de langue anglaise. Eh bien ! Il a fallu moins de vingt ans pour secouer cet édifice péniblement érigé, le réduire en des proportions telles que, la rafale passée, il n’en restait plus pour ainsi dire que des vestiges épars. Plusieurs de nos entreprises subirent à cette époque des échecs dont elles ne se [relevèrent] pas ; d’autres furent englobées dans le mouvement de centralisation, à la fois géographique et commercial, déclenché aux États-Unis, étendu de ce côté-ci de la frontière et poursuivi avec une intensité de plus en plus grande. »


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En 1966, citant le texte écrit 39 ans auparavant par Minville, François-Albert Angers, alors directeur de l’Institut d’économie appliquée de l’École des hautes études commerciales de Montréal, reprend à son compte cette idée selon laquelle, faute de capitaux adéquats, la grande industrie manufacturière en émergence au début du xxe siècle allait échapper aux Canadiens français.

Bref, au sujet de la nécessité de voir le Québec se doter de fonds destinés au capital de risque afin que notre infrastructure manufacturière puisse croître, voici qu’Errol Bouchette influença Édouard Montpetit qui, à son tour, influença Esdras Minville, qui influença François-Albert Angers, qui fut lui-même un des mentors de nul autre que Jacques Parizeau qui, en 1966, alors qu’il agissait à titre de conseiller économique spécial auprès du gouvernement de Jean Lesage, mit sur pied cette banque d’affaires qui allait s’appeler la Caisse de dépôt et placement du Québec.

La suite, on la connaît. La CDPQ a aidé de nombreuses entreprises dans leur quête de croissance. L’une d’entre elles fut RONA.

La vente de cette entreprise à l’hiver 2016 a en quelque sorte bouclé une longue boucle que connaissent bien de nombreux entrepreneurs et économistes. Elle va du lancement d’une idée par un entrepreneur à la croissance de cette entreprise, favorisée par l’appui d’une collectivité, puis à son déploiement grâce à une structure de capital bien conçue. La dernière phase de cette boucle dépend par la suite du point de vue où on se place : prise de profits pour les uns, perte d’un fleuron pour les autres. On a le choix de la position qu’on adopte, mais il est toujours souhaitable que celle-ci se fonde sur une compréhension fine de ce parcours. Et ce que nous apprend ce parcours, c’est le fait que, du début à la fin de son histoire, l’aventure de RONA aura appartenu à une collectivité et non à seulement quelques personnes.


Notes

  • L’Actualité économique, vol. 3, avril 1927 – mars 1928, p. 146-147.
  • Ibid., p. 148.