De nombreux ouvrages ont été écrits sur les habitudes à prendre pour réussir, qu’il s’agisse de mieux s’organiser, ou encore d’adopter une attitude proactive ou une pensée gagnant-gagnant. Mais comment le fait même de vous «habituer» touche-t-il votre travail?

C’est la question que Cass Sunstein, juriste américain renommé et expert en économie comportementale, explore dans son nouveau livre intitulé Look Again: The Power of Noticing What Was Always There1, coécrit avec Tali Sharot, professeur de neurosciences cognitives à l’University College London et au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

Cass Sunstein

Cass Sunstein, professeur de droit à l’Université Harvard, expert en économie comportementale.

Les auteurs commencent par une affirmation simple : ce qui est passionnant le lundi devient ennuyeux le vendredi. «L’accoutumance est un instinct de survie», explique Cass Sunstein, qui est aussi professeur de droit à l’Université Harvard et dont les précédents ouvrages sur la prise de décision comprennent Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision, qu’il a écrit avec le lauréat du prix Nobel d’économie Richard H. Thaler. «Le cerveau humain ignore ce qui est prévisible et habituel, pour consacrer son énergie à ce qui est nouveau ou surprenant.» 

L’esprit humain retombe très vite dans ses vieilles habitudes. Ainsi, presque tous les stimuli qui se répètent à intervalles rapprochés, qu’il s’agisse d’un jardin fleuri ou d’un tas d’ordures sur le trottoir, suscitent une réaction émotionnelle moins forte, qu’elle soit bonne ou mauvaise, expliquent les auteurs. C’est seulement lorsqu’un événement surprenant ou inattendu se produit, comme une soudaine odeur de fumée ou un lion affamé qui se précipite sur vous, que votre cerveau réagit.

L’accoutumance – que les psychologues appellent aussi «habituation» ou «acclimatation», selon le contexte – peut nous aveugler, écrivent les auteurs. «Lorsqu’il n’est pas stimulé par un changement inattendu, l’être humain se place sous le radar», explique Cass Sunstein, qui a aussi travaillé au Bureau de l’information et des affaires réglementaires de la Maison-Blanche, sous le président Obama.

Les auteurs citent une expérience sur la vision menée au XIXe siècle par un médecin suisse, Ignaz Paul Vital Troxler. «Si on fixe un point au milieu d’un nuage de couleurs, le nuage passe au gris en seulement 30 secondes. Mais dès qu’on détourne le regard pour le ramener à nouveau, les couleurs réapparaissent», explique Cass Sunstein. L’habituation peut faire en sorte que tout paraisse gris, même les couleurs.

Dans leur ouvrage, les auteurs illustrent cet effet avec l’histoire de deux femmes, Julia et Rachel. Toutes les deux jouissent d’une bonne santé, sont riches et ont une famille heureuse, mais Julia s’estime chanceuse, alors que Rachel trouve sa vie ennuyeuse. La différence s’explique par le fait que Julia voyage beaucoup pour son travail, ce qui la force à prendre du recul et à voir sa vie avec des yeux «frais». Quant à Rachel, ses habitudes la placent dans un état de grisaille permanente.

L’accoutumance a de nombreuses conséquences positives et négatives. Du côté positif, elle peut nous aider à supporter les aspects désagréables de notre travail. «Si vous faites quelque chose que vous n’aimez pas beaucoup, l’accoutumance vous aidera à tenir le coup. C’est comme lorsque le dentiste part sa fraiseuse : sur le coup, c’est insupportable. Mais après 15 secondes, on s’y fait presque, et ce n’est plus si terrible», explique Cass Sunstein.

L’accoutumance peut également nous pousser à améliorer les choses. «Chez certains, elle pousse au changement, lequel génère toujours des émotions fortes, explique-t-il. Prenons l’exemple d’une artiste comme Taylor Swift. Elle ne s’appuie jamais sur son succès passé, ce qui la pousse à constamment créer quelque chose de différent. Elle a fait de la musique country, puis de la pop, puis du rock, et elle continuera certainement à rechercher le changement durant sa carrière.»

C’est principalement un désir de changement qui mène à l’innovation, explique Cass Sunstein. «Les innovateurs se sentent bloqués lorsque les choses ne bougent pas, dit-il. Steve Jobs en est un bon exemple. Il a compris que les gens s’habituaient à des choses qui, même un an plus tôt, semblaient passionnantes. Il s’est donc assuré que son produit change tout le temps.»

Les dangers de l’accoutumance

Cependant, l’accoutumance peut présenter un danger, selon Cass Sunstein, surtout si elle nous mène à tolérer des comportements inappropriés ou malhonnêtes. «L’auteur avec qui j’ai écrit mon récent ouvrage a réalisé une expérience avec deux groupes d’employés à qui on a dit qu’ils pouvaient gagner de l’argent en mentant à leurs collègues. Les participants ont été reliés à des moniteurs cérébraux. Au début, le mensonge provoquait une réaction extrême dans l’amygdale, la partie du cerveau qui est le centre des émotions. Mais, au fil de la journée, plus les participants mentaient, moins leur cerveau réagissait. Ils se sont donc habitués à leurs propres mensonges.»

En d’autres termes, si un dirigeant commet régulièrement des actes de corruption au sein de son organisation, il s’y habitue, de sorte que ça finit par lui paraître ordinaire, car la révulsion morale provoquée par son expérience est moins forte. «L’émotion négative associée au mensonge s’estompe avec la répétition, de sorte que les menteurs s’y habituent», explique Cass Sunstein.

Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là : l’accoutumance peut aussi mener un groupe de personnes à tolérer la corruption des autres. «Si, face aux abus et à la malhonnêteté ambiante, les gens ignorent que d’autres personnes sont préoccupées ou en colère, ils sont plus susceptibles de s’habituer à la situation et de considérer la chose comme normale», souligne Cass Sunstein.

Ce processus est répandu et inquiétant, affirment les auteurs dans leur ouvrage, notant que le nombre d’Américains qui affirment trouver acceptable le fait d’amplifier la réalité pour rendre une histoire plus intéressante est passé de 44% en 2004 à 66% en 2018. Parions que cette proportion est encore plus grande sept ans plus tard.

L’accoutumance présente un autre danger pour les organisations : elle peut rendre le personnel imprudent. «Dans le cas d’ouvriers de la construction, par exemple, il est prouvé qu’au cours des premières semaines, les gens sont nerveux et sont vraiment vigilants pour éviter les dangers. Mais après avoir travaillé pendant six semaines, si rien de grave ne s’est produit, ils baissent la garde et ne font plus attention», explique Cass Sunstein.

La pandémie de COVID-19 est un bon exemple de ce danger d’accoutumance. «Nous vivions auparavant dans un monde où il n’y avait pas ce type de menace. Même si les spécialistes de la santé publique étaient très inquiets, la population et les politiciens ne se faisaient pas trop de souci, car nous n’avions aucune expérience en matière de pandémie.»

Selon les auteurs, le risque d’accoutumance explique aussi pourquoi les investisseurs expérimentés bâtissent des portefeuilles de placements plus risqués : la perception du risque diminue à mesure que l’on devient un vieux routier habitué au danger.

Deux types d’habitués

Pour éviter les écueils de l’accoutumance et sortir de l’ornière de l’ennui, les dirigeants doivent comprendre que nous appartenons tous à deux catégories de personnes aux habitudes très différentes : les explorateurs, qui s’accoutument rapidement, et les opérateurs, qui le font lentement.

Les explorateurs carburent à la sensation de nouveauté et réagissent très vite à la réduction d’émotions qui accompagne l’accoutumance. «Ces personnes cherchent à faire des découvertes. Elles veulent éprouver de nouvelles sensations, ressentir différents sentiments et vivre une panoplie d’expériences», explique Cass Sunstein.

Dans le monde du travail, les explorateurs aiment bousculer les choses et se bousculent eux-mêmes. «Par nature, ces personnes sont inventives et impatientes. Elles aiment créer de la nouveauté. Mais il est bon de savoir que les entreprises peuvent elles aussi adopter une mentalité d’explorateur», ajoute-t-il.

En contrepartie, il y a les opérateurs, chez qui l’habitude s’installe plus lentement. Ils ont tendance à consolider leurs connaissances en recherchant des informations pointues dans leur champ de compétence. «Warren Buffett est un excellent exemple de personne démontrant ce type de mentalité. Du côté des entreprises, American Airlines présente également un profil d’opérateur. Elle se distingue par sa constance : l’entreprise n’introduit pas de grandes nouveautés d’une année à l’autre.»

L’organisation qui affiche cette mentalité d’opérateur résistera nécessairement à l’exploration, ajoute Cass Sunstein. «J’ai travaillé de nombreuses années au sein du gouvernement américain, suffisamment longtemps pour constater que la majorité des personnes qui y travaillent sont des opérateurs. La réticence est leur premier réflexe devant une nouvelle occasion, une nouvelle connaissance ou une nouvelle technologie. Les entreprises qui fonctionnent avec cet état d’esprit auront plus de mal à tirer parti de l’IA générative, par exemple», explique-t-il.

La nécessité du changement

Quel que soit le type de personnalité auquel elles ont affaire, les organisations peuvent éviter les dangers de l’accoutumance et profiter de ses avantages, affirment les auteurs.

Pour y arriver, il faut savoir créer la surprise ou l’étonnement. «La surprise peut secouer vos employés, vos clients ou vos collègues, et leur faire voir des couleurs là où tout semble gris», explique Cass Sunstein. Le juriste suggère de modifier temporairement l’environnement dans lequel évoluent les personnes, en organisant une activité, par exemple, en prenant du recul et en imaginant le changement. Tous seront ainsi appelés à renouer avec leur sensibilité. Cela permet de cerner plus clairement les mauvaises choses et d’apprécier plus profondément les bonnes.

Les auteurs utilisent dans leur ouvrage un exemple éloquent pour expliquer les bienfaits de l’étonnement. Ils évoquent l’événement célèbre qui a eu lieu en Suède le 3 septembre 1967, à cinq heures du matin : le Jour H, pour «Högertrafikomläggningen», où l’on a introduit la conduite à droite sur les routes suédoises pour s’harmoniser avec les autres pays scandinaves. Les autorités redoutaient une hausse des accrochages et des collisions causés par des conducteurs désorientés. Or, c’est le contraire qui s’est produit : le nombre d’accidents et de décès a chuté, et les réclamations aux assureurs ont baissé de 40%. L’effort d’adaptation qu’on a demandé aux automobilistes a contré le réflexe d’accoutumance qui les amenait à conduire sur le pilote automatique.

Les auteurs expliquent d’ailleurs que les personnes créatives sont généralement moins touchées par l’accoutumance. «Elles remarquent généralement ce qui échappe aux autres», souligne Cass Sunstein.

Favoriser la pensée créative est très accessible aux entreprises et consiste à apporter de petites modifications aux habitudes et à l’environnement. Les organisations peuvent, par exemple, changer l’environnement physique des employés, les encourager à se former dans des domaines très différents de celui dans lequel ils ont l’habitude d’œuvrer, former des équipes diversifiées qui comptent plusieurs types d’expertises ou demander au personnel d’effectuer une rotation pour occuper différents types d’emplois.

Plusieurs grandes organisations ont même instauré des programmes de détachement ou d’affectation temporaire. «Au sein du gouvernement  américain, par exemple, une personne qui travaille à l’Agence de protection de l’environnement pourrait être déplacée temporairement à la Maison-Blanche, puis réintégrer son poste avec une nouvelle perspective et plein de nouvelles idées.»

Selon Cass Sunstein, le simple fait de changer l’emplacement physique des travailleurs peut s’avérer utile. « Lorsque j’ai besoin d’être créatif, je quitte mon bureau à l’université pour travailler à domicile. Il ne fait aucun doute que ce changement de lieu contribue à stimuler la créativité. Il peut aussi être bénéfique de simplement se promener ou d’avoir une conversation avec un inconnu pour entrevoir de nouvelles perspectives.»

Toutefois, pour éviter les autres pièges de l’accoutumance, comme une tolérance accrue à l’égard des mauvais comportements, il ne suffit pas de modifier la routine, affirment les auteurs. «Les entreprises doivent créer une atmosphère dans laquelle les petits mensonges ne sont pas tolérés, afin que l’accoutumance ne s’installe pas», explique Cass Sunstein.

«Même les petites fautes doivent être réprimandées et éventuellement sanctionnées. Lorsque je travaillais à la Maison-Blanche, au cours des trois premières semaines du mandat du président Obama, le chef de cabinet a déclaré : “Si vous êtes responsable de fuites d’informations, vous serez renvoyé.” De toute façon, je n’aurais jamais divulgué d’informations, mais il m’est venu à l’esprit de considérer la fuite comme une chose absolument horrible à faire!»

Pour éviter que l’accoutumance n’affecte leurs décisions majeures, les organisations doivent aussi avoir recours aux outils d’évaluation des risques. «Le danger, c’est d’appuyer sa décision uniquement sur l’intuition, qui est bien souvent une autre manière de concevoir l’habitude. Beaucoup de dirigeants partent du principe que les vieilles recettes sont forcément le bon choix.» Cass Sunstein recommande plutôt de prendre le contrepied de l’expérience, de l’intuition et de la tradition. «Trouvez des données et effectuez une analyse appropriée des coûts et des avantages», suggère-t-il.

Cependant, l’accoutumance finira toujours par s’insinuer. Voilà pourquoi les auteurs recommandent des changements fréquents de l’ordinaire et même des vacances courtes. «Trois petites vacances valent mieux qu’une longue. Le premier jour, on s’habitue; le deuxième jour est magique; le troisième jour est bon, mais la magie disparaît dès le quatrième jour», conclut Cass Sunstein. À méditer!

Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion


Note

1 - Sunstein, C., Look Again: The Power of Noticing What Was Always There, New York, Atria/One Signal Publishers, 2024, 288 pages.