Le pouvoir peut dérégler n’importe qui, affirme le politologue américain Brian Klaas. Son plus récent ouvrage montre que la clé pour éviter les dynamiques malsaines est d’apprendre à mieux dépister les individus qui en sont assoiffés.

Brian Klaas appuie sa démonstration sur des dizaines de cas, allant d’un simple concierge devenu une terreur pour ses collègues à quelques monstres légendaires, comme le roi génocidaire Léopold II de Belgique, en passant par le célèbre fraudeur Bernie Madoff. «Les puissants qui perdent la tête me fascinent», dit l’auteur.

L’histoire de Ma Anand Sheela est hallucinante par la banalité apparente du personnage. Cette adepte du Nouvel Âge en mal d’éveil spirituel a rapidement gravi les échelons au sein du mouvement Rajneesh jusqu’à devenir l’assistante personnelle du gourou Bhagwan Shree Rajneesh. Puis, lorsque les habitants de Wasco, en Oregon, ont résisté à son projet d’utiliser la ville d’Antelope pour en faire le ranch privé de l’organisation, Ma Anand Sheela a carrément organisé une attaque bioterroriste, contaminant à la salmonelle les buffets à salades des restaurants de la ville et envoyant ainsi 751 personnes à l’hôpital – en plus de comploter pour faire assassiner un procureur fédéral.

Auteur prolifique passionné par la toxicité du pouvoir, Brian Klaas a signé plusieurs livres traitant de ce sujet, dont un qui présente Donald Trump comme un apprenti despote2 et un autre qui critique la démocratie occidentale pour sa propension au sabordage3. Dans Corruptible, il explore les motifs des assoiffés de pouvoir, leurs moyens de l’obtenir et l’effet qu’il a sur eux. «Je voulais aussi comprendre pourquoi nous donnons le contrôle aux personnes qui sont les plus susceptibles d’être déréglées par le pouvoir», explique Brian Klaas. Celui-ci ne va cependant pas jusqu’à dire que tout pouvoir est, par nature, forcément abusif. Bien au contraire. «L’exercice de cette forme d’autorité est compliqué; les personnes au pouvoir doivent prendre des décisions difficiles.» Le problème, ajoute-t-il, est que le pouvoir monte très facilement à la tête des personnes qui l’exercent, même chez celles qui ont une personnalité saine.

Qui a soif de pouvoir?

La plupart des histoires relatées par Brian Klaas présentent des personnalités psychopathes ou sociopathes. «Chaque fois que je parle de mes recherches à mes amis, plusieurs me disent que mes histoires leur rappellent un ancien patron!» L’auteur cite une étude qui suggérait que les directions d’entreprises comptaient 20 fois plus de psychopathes que la population générale. Une autre étude a révélé qu’au moins 8% des cadres formés à occuper des postes de haut niveau se classaient dans la catégorie supérieure des traits psychopathiques. «Les psychopathes en liberté qui connaissent le succès sont dans les salles de conseil. Ils signent des lois. Ils gèrent des fonds spéculatifs», écrit Brian Klaas.

Les psychopathes et les sociopathes ont en commun certains traits de personnalité qui les favorisent dans leur quête du pouvoir, souligne-t-il. «Ces personnes ont une envie de pouvoir qui est quasi irrépressible. Elles n’ont aucun scrupule, mais elles peuvent aussi être très charmantes.» Lorsqu’il a rencontré Ma Anand Sheela, Brian Klaas a eu toute une surprise : la femme devant lui était «chaleureuse et douce», et «loin d’être le monstre» auquel il s’attendait.

D’autres facteurs déterminent l’ascension de ces leaders. «Le sentiment de puissance les incite à prendre des risques et leur donne la fausse impression qu’ils peuvent tout contrôler, ce qui n’est évidemment pas possible», note l’auteur, qui appuie ses dires sur l’histoire de Steve Raucci, un concierge scolaire particulièrement abusif de Schenectady, dans l’État de New York, devenu un véritable tyran dans les années 1990. Leader d’une association de la fonction publique, ce persécuteur est allé loin pour imposer son pouvoir et obtenir une promotion : harcèlement, graffitis contre ses dénonciateurs et même fabrication de bombes artisanales.

Selon l’auteur, les entreprises qui s’intéressent à des candidats pour une promotion devraient commencer par apprendre à reconnaître les traits psychopathiques ou sociopathiques et pratiquer un dépistage systématique. «Il existe de bons tests de personnalité difficiles à tromper. L’utilisation de tels outils ferait certainement réfléchir bien des aspirants. À mon avis, les entreprises devraient concevoir leur processus de recrutement comme si le pire candidat allait postuler pour l’emploi.»

Attirer des candidats qui ne cherchent pas le pouvoir

Plus fondamentalement, le politologue croit que les entreprises devraient examiner leurs critères de promotion afin de porter davantage attention aux travailleurs qui n’ont pas d’intérêt pour le pouvoir et qui sont moins susceptibles d’en être intoxiqués. «Nous remettons littéralement le pouvoir aux personnes qui en désirent le plus. Chaque fois qu’un poste de pouvoir se libère, les plus avides lèvent la main. Pourtant, les personnes qui n’en veulent pas sont peut-être les plus honorables pour l’exercer.»

Pour illustrer son propos, Brian Klaas évoque la fameuse «expérience de Stanford ». En 1971, le professeur Philip Zimbardo entreprend une expérimentation de psychologie sociale. Il recrute neuf volontaires pour agir comme gardiens de prison auprès de neuf «prisonniers», également volontaires. L’idée est de voir comment le pouvoir affecte les gardiens. Résultat? Ces derniers se sont montrés abusifs à souhait. Mais attention, on se méprend à interpréter cette expérience comme une démonstration du pouvoir qui corrompt, selon Brian Klaas. L’expérience révèle d’abord un biais de recrutement. «En présentant l’étude comme “une expérience sur la vie en prison”, les chercheurs ont attiré des volontaires déjà intéressés par l’exercice du pouvoir.»

C’est pourquoi les entreprises, croit Brian Klaas, doivent réfléchir sérieusement à la manière dont elles se présentent aux postulants, afin d’élargir le vivier de candidats au-delà des obsédés de pouvoir. «Un système bien pensé permettrait d’attirer d’excellents candidats, qui ne sont ni avides de pouvoir ni imbus d’eux-mêmes. Il existe des moyens moins limitatifs que les entretiens d’embauche et la vérification des antécédents. C’est une erreur énorme de ne pas essayer autre chose.»

Si les entreprises ne peuvent pas éliminer les psychopathes, elles peuvent certainement leur faire obstacle, estime Brian Klaas. «Même avec les meilleures dispositions, les gens s’habituent au pouvoir et finissent par en manipuler les ficelles pour maintenir ou augmenter leur autorité. Un remède simple consisterait à assurer plus de rotation parmi les dirigeants. Remplacer une personne manipulatrice par une personne qui n’a pas encore appris toutes les combines peut apporter des bienfaits rapidement», dit-il.

Dans son livre, Brian Klaas a comparé les politiques de recrutement de deux services de police en examinant la manière dont ils tentaient de séduire les candidats. Celui de Doraville, en Géorgie, avait mis sur pied une campagne présentant une vidéo dans laquelle on voyait un véhicule blindé et des hommes en tenue de combat lançant des grenades fumigènes. C’est le genre de procédé qui va attirer des personnes à la gâchette facile qui brûlent de se servir des armes avec lesquelles elles ont été entraînées. À l’inverse, une municipalité néo-zélandaise recrutait ses futurs policiers au moyen de vidéos humoristiques qui mettaient en scène des femmes et des personnes issues de minorités visibles et qui décrivaient leur métier comme un travail d’assistance. Et comme de fait, les candidatures féminines dans ce service de police ont augmenté de 24%.

Assainir l’exercice du pouvoir

Brian Klaas pense que les entreprises gagneraient à surveiller davantage les patrons plutôt que leurs employés. «Nos mesures de surveillance modernes font tout à l’envers. Nous nous inquiétons de savoir si la pause déjeuner n’est pas trop longue, mais pour ce qui concerne le leadership, nous n’effectuons aucun dépistage de personnalités malades.»

Tous les dirigeants ne sont pas psychopathes, mais l’exercice du pouvoir change les gens, nuance-t-il. Les entreprises peuvent certainement aider ceux qui détiennent le pouvoir à ne pas en abuser. «Les organisations devraient imposer à leurs dirigeants des formations sur les dangers du pouvoir. Par exemple, nombreux sont ceux qui en viennent à considérer leurs subordonnés comme des abstractions plutôt que des personnes réelles. Il nous faut davantage de PDG qui s’intéressent à leurs employés, d’avocats qui voient les visages humains qui se cachent derrière leurs dossiers, et de policiers de proximité. Quand nous perdons ce contact, nous avons tendance à considérer les personnes comme des numéros», fait valoir Brian Klaas.

Conseils fantômes 

Le danger du pouvoir guette même les conseils d’administration, dont la tâche est de surveiller la haute direction, mais qui peuvent aussi devenir déconnectés de la réalité. Brian Klaas recommande d’envisager la création d’un conseil consultatif «fantôme», comme cela se fait en Allemagne. «Ces conseils fantômes sont constitués d’employés ordinaires qui n’ont pas l’ambition du pouvoir, mais qui reçoivent les mêmes signaux et les mêmes informations que le conseil d’administration, et qui sont donc susceptibles de lui présenter une perspective autre que celle qui peut animer les ambitieux.» Il soutient toutefois que le modèle allemand ne règle pas tout, puisque ces conseils fantômes sont eux-mêmes susceptibles d’être intoxiqués. «Ces conseils sont composés de volontaires, peut-être des candidats souhaitant accéder à un poste de pouvoir et cherchant une voie alternative pour y arriver», observe-t-il.

Brian Klaas admet qu’il n’existe pas de solutions faciles pour assainir l’exercice du pouvoir. «Certaines personnes sont prédisposées à abuser du pouvoir. Bien que ces personnes soient une minorité, certains systèmes sont organisés de telle sorte que même la figure la plus angélique peut se pervertir. C’est un phénomène complexe, mais nous serions davantage protégés des abus si nous réfléchissions un peu plus à la dynamique du pouvoir», conclut-il.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion


Notes

1 - Klaas, B., Corruptible: Who Gets Power and How It Changes Us, New York, Scribner, 2021, 320 pages.

2 - Klaas, B., The Despot’s Apprentice: Donald Trump’s Attack on Democracy, New York, Hot Books, 2017, 336 pages.

3 - Klaas, B., The Despot’s Accomplice: How the West is Aiding and Abetting the Decline of Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2017, 274 pages.