Article publié dans l'édition printemps 2017 de Gestion

Le réveil risque d’être brutal pour de nombreux gestionnaires. Mine d’or pour les uns, panier de crabes pour les autres, la vague du big data, aussi appelé mégadonnées, continuera de frapper de plein fouet tous les secteurs d’activité, les poussant dans leurs derniers retranchements et bouleversant au passage les modes de pensée. Pire encore, les gestionnaires qui résisteront risquent d’être rayés de la carte. Car à l’avenir, données, intelligence et approche analytique des affaires seront intimement liées.

Big data : l’expression est galvaudée. Smart data, ou « analyse sophistiquée de données », paraît plus juste. Leur richesse, leur volume, leur variété et leur vélocité sont tels que plusieurs gestionnaires semblent intimidés par les innombrables possibilités qu’elles présentent et restent paralysés plutôt que de chercher à passer à l’action. D’autres, au contraire, veulent bien agir mais ne savent guère où donner de la tête, comme s’il fallait se débarrasser de cette patate chaude. À la différence des entreprises en démarrage pilotées par une jeune génération dotée d’une expertise quasi innée en matière de nouvelles technologies, les entreprises dirigées par l’ancienne génération hésitent encore trop souvent avant de sauter dans la mêlée ou ne mènent carrément aucune démarche.


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Le rasoir à un milliard

Connaissez-vous l’histoire de Harry’s ? De prime abord, cette entreprise new-yorkaise n’a rien de sensationnel à offrir : de simples rasoirs. Toutefois, en proposant à ses clients de les livrer à domicile lorsqu’ils en ont besoin, cette société a innové là où les gros joueurs tournaient en rond. En effet, grâce à la connaissance fine de sa clientèle (interception des clients potentiels dans leurs habitudes de furetage sur le Web en tirant profit des mots clés sans passer par Google), Harry’s a piqué la curiosité des mastodontes de ce monde. Résultat : la multinationale Colgate Palmolive, dont le chiffre d’affaires dépasse les 15 milliards de dollars, a délié les cordons de sa bourse et mis la main sur Harry’s pour la coquette somme d’un milliard de dollars.

Le cas célébrissime d’UPS démontre aussi que l’analyse diligente des données peut parfois être très rentable et avoir des retombées on ne peut plus concrètes. Au milieu des années 2000, cette entreprise américaine de livraison de courrier et de colis a surpris tout le monde en modifiant les tournées de ses véhicules pour éviter les virages à gauche qui, sur les artères à double sens, causaient de l’attente. Stupéfaction des uns, voire dérision de la part de certains. Pourtant, cette décision d’affaires bien mûrie était fondée sur une analyse minutieuse des données recueillies par les appareils GPS de la flotte de l’entreprise, qui compte près de 100 000 véhicules. Quelques mois plus tard, cette décision a porté ses fruits. La réduction des délais causés par les virages à gauche s’est notamment traduite par une économie appréciable de carburant (réduction significative des émissions de gaz à effet de serre), une baisse du nombre d’accidents et un gain de productivité. Les bénéfices d’UPS se chiffrent à plusieurs millions de dollars.

Les données recueillies par les appareils GPS de la flotte d’UPS ont permis une économie appréciable de carburant et une réduction significative des émissions de gaz à effet de serre.

Repousser les frontières du service client

Dans le domaine du voyage d’affaires, une entreprise pourrait bien un jour repousser les frontières du service client grâce à l’intelligence artificielle, comme en a fait état Thomas H. Davenport dans son ouvrage intitulé Big Data at Work – Dispelling the Myths, Uncovering the Opportunities, publié en 2014. Cette société a conçu et réalisé une application qui ne se limite pas à effectuer les réservations des vols et des chambres d’hôtel pour que vous participiez à une conférence, par exemple, mais qui va jusqu’à réserver des tables aux restaurants qui correspondent à vos goûts et invitent amis et collègues pour vous, selon votre agenda. L’algorithme gère tout, règle votre note de frais et l’envoie même à votre patron sans que vous ayez à vous soucier de quoi que ce soit.

Les PME gagnent aussi à utiliser les mégadonnées pour croître. Prenons le cas d’un vendeur de bois qui a l’habitude de mettre une pancarte sur le bord de la route indiquant le prix de sa cordée de bois. Certes, ce producteur peut déjà gagner dignement sa vie… Mais imaginons un instant qu’il recueille des données sur ses clients afin de savoir à quel moment précis de l’année ceux-ci ont besoin de bois de chauffage. Grâce à ces données, ce fermier peut désormais proposer et livrer, sans se tromper, le bois dont sa clientèle a besoin. Qui plus est, il peut même tenter de lui vendre d’autres produits.

Les étapes à suivre pour implanter l’analyse de données
  1. Dénicher les talents: trouvez d'abord des analystes ou des scientifiques de données.

  2. Utilisez des logiciels libres.

  3. Consolidez l'esprit d'équipe des employés.

  4. Investissez davantage en ressources humaines.

  5. Innovez collectivement en ayant du plaisir et en soulignant les succès.

Ces exemples illustrent à quel point l’analyse éclairée des données peut propulser les entreprises vers de nouveaux sommets. Il faut toutefois se méfier du chant des sirènes et ne pas se laisser impressionner par les outils technologiques, qui ne sont pas une fin en soi. Tous les outils du monde ne pourront pas suffire à eux seuls dans cette quête de sens. Encore faut-il que les gestionnaires définissent d’abord une possibilité ou un problème et sachent ensuite ce qu’ils espèrent trouver, car il est impossible de fouiller toutes les données, structurées ou non, d’une société sans boussole. Un travail doit être fait au préalable. Quels problèmes souhaitons-nous régler ? Comment améliorer les processus ou les services aux clients ou aux citoyens ? Quelles données sont disponibles et potentiellement utiles ? Ces trois questions fondamentales doivent être posées en amont.

Y a-t-il un chef dans la cuisine ?

Pensez maintenant à la plus belle cuisine au monde. Rénovée, à la fine pointe de la technologie, elle est dotée d’une cuisinière et d’un réfrigérateur neufs, dernier cri. En outre, le réfrigérateur et le garde-manger débordent d’aliments de qualité. Que se passera-t-il cependant si une personne qui n’a jamais fait à manger franchit la porte et vous annonce fièrement qu’elle souhaite vouspréparer un repas ? Accepterez-vous qu’elle se lance dans l’aventure ? Ou préféreriez-vous plutôt une cuisine rudimentaire, minimaliste, où se trouvent seulement quelques ingrédients… mais apprêtés par un grand chef ? Poser la question, c’est y répondre. Or, le même problème survient lorsqu’il s’agit de l’analyse sophistiquée de données. Rien ne sert de se doter d’outils extraordinairement performants et coûteux si aucun membre de l’entreprise ne sait quoi en faire. Contrairement à une idée trop répandue, l’analyse des données est avant tout une décision de gestion et non une décision d’ordre purement technologique.

Les deux types de données

DONNÉES STRUCTURÉES 

Informations encadrées par des balises spécifiques stockées dans des champs, dans des fichiers ou des bases de données, voire dans des entrepôts de données. Exemples : noms, adresses, numéros de client, âge, sexe, dates d’achat, produits achetés, quantités, prix, etc., ou noms d’employés, services, jours travaillés et nombre d’heures effectuées, etc.

DONNÉES NON STRUCTURÉES 

Informations stockées sans format prédéfini. Exemples : texte brut, notamment des documents, des courriels ou des plaintes ; images, vidéos, conversations téléphoniques, etc.

« N’attendez pas d’être ubérisés ! »

Malgré les Airbnb et Uber de ce monde, qui ont bouleversé des industries entières, plusieurs gestionnaires semblent encore en plein déni de la réalité. Or, l’analyse rigoureuse et pérenne des données peut seulement s’implanter au sein des sociétés si les dirigeants d’entreprise manifestent une véritable volonté de s’y lancer. Les directions des conseils d’administration doivent elles aussi y consacrer temps et argent. Les HIPPO (Highest Paid Person’s Opinions) doivent se servir de l’analyse des données pour conforter ou non leur intuition. Un gestionnaire a beaucoup plus de chances de résoudre un problème si la solution qu’il propose a été validée par l’analyse intelligente des données. S’inspirant du cycle scientifique, les gestionnaires doivent donc tester leurs hypothèses afin d’augmenter leurs chances de réussite.

grand bouleversement
Il ne s’agit nullement ici de remettre en question l’intuition mais bien d’anticiper le retour sur l’investissement d’un tel processus de façon factuelle en déterminant si l’entreprise dispose des données nécessaires pour valider cette intuition. Après avoir circonscrit le problème et en avoir évalué les répercussions potentielles, cet exercice est primordial. À ce stade, les gestionnaires doivent exercer leur pouvoir avec conviction. Dans ce cas-ci, un leadership défaillant mettra des bâtons dans les roues lors d’une telle démarche. Qui plus est, l’équipe en subira les contrecoups.

Voilà pourquoi les ressources humaines ont un rôle central à jouer en ce sens. Une équipe compétente doit se consacrer uniquement à l’analyse de données, quoique cette composante puisse aussi se trouver virtuellement dans chaque secteur d’activité. Les bonnes personnes doivent être au bon endroit. Les gestionnaires ont aussi l’obligation d’être mieux formés en matière d’utilisation des données dans la prise de décision. Les cadres intermédiaires ont besoin de sensibiliser leurs supérieurs hiérarchiques et leurs employés à l’importance de ce travail.


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Le marketing aux premières loges

Ce n’est pas un hasard si l’univers du marketing a saisi plus rapidement que les autres l’importance de l’analyse des données. Le marketing a pu vite mesurer les avantages de l’analyse des données parce que ses bienfaits lui ont sauté aux yeux. La fidélisation de la clientèle à l’aide de programmes spéciaux a notamment eu tôt fait de jouer ce rôle. Les multinationales de cartes de crédit ont elles aussi mis leurs modèles à jour de façon régulière. À preuve, quand vous payez avec votre carte de crédit, il y a toujours un délai avant l’acceptation de la transaction. C’est précisément lors de cet intervalle de temps qu’est lancé l’algorithme qui sert à déterminer si une transaction est une fraude ou non. Or, il faut aujourd’hui admettre d’emblée que toutes les sphères économiques devront s’y soumettre par la force des choses.

Pour y parvenir, les entreprises intéressées doivent d’abord définir les possibilités ou les problèmes à résoudre, puis utiliser les données pour puiser de nouvelles connaissances et enfin mettre les résultats en pratique, d’où l’importance de sensibiliser l’ensemble de la structure des organisations. Par exemple, une banque pourrait vouloir déterminer quels sont les 20 % de ses clients qui apportent 80 % de ses bénéfices en tentant d’étudier le profil de sa clientèle. Une PME pourrait vouloir éviter le gaspillage en apprenant à mieux connaître ses clients et en leur proposant de leur livrer ses produits à domicile au moment précis où ils en ont besoin.

Quand vous payez avec une carte de crédit, il y a toujours un délai avant l’acceptation de la transaction. C’est lors de cet intervalle de temps que l’algorithme servant à déterminer s’il s’agit ou non d’une fraude est lancée.

Le cercle vertueux : ce que les dirigeants doivent savoir
  1. Le cycle d'analyse des données et des résultats. Accumuler les données, filtrer, analyser, mettre en application.

  2. Développer son flair pour l'utilisation des données. Aller vers ce qui semble le plus pertinent et expérimenter. Itérer et préciser les objectifs selon les données disponibles.

  3. Éviter le piège de vouloir analyser toutes les données sans avoir défini les objectifs. L’erreur classique consiste à dire à un scientifique ou à un analyste de données : « Voici mes données : trouve tout ce que tu peux… » Or, dans ce cas, celui-ci trouvera quelque chose, mais la plupart des résultats seront inutiles pour les affaires. Il est souvent difficile d’avoir accès à toutes les sources de données dans une entreprise ou une organisation, et ce, pour toutes sortes de raisons. Le partage des données et leur accès libre au sein de l’entreprise représentent les meilleurs moyens de tirer le maximum d’avantages de l’intelligence et de l’approche analytique des affaires.

Les scientifiques de données : des ressources précieuses

Ces personnes ont souvent un doctorat en informatique, en mathématiques, en physique, en statistique, voire en génie. Les scientifiques de données (data scientists) ont tous en commun une solide formation en sciences avec une forte spécialisation en mathématiques et en informatique. Ils savent observer et analyser en s’inspirant de la démarche scientifique. En fait, ce sont eux, les grands chefs qui innovent et conçoivent les algorithmes pour le big data. On forme aussi des analystes de données (data analysts) qui vont utiliser les outils d’analyse élaborés par les scientifiques de données. Ce sont les bons cuisiniers. Ces nouveaux métiers valent leur pesant d’or dans le nouveau monde des affaires, qui est de plus en plus compétitif. Selon une étude du Mackenzie Institute publiée en 2010-2011, plus de 180 000 scientifiques de données manqueront à l’appel d’ici 2017. Cette pénurie annoncée n’a rien de rassurant quand on ajoute à cela les deux millions de gestionnaires insuffisamment formés pour pouvoir faire face à cette tendance irréversible. Par ailleurs, il faudra non seulement des scientifiques de données mais également des personnes créatives et douées pour transformer ces données en solutions innovatrices, voire en applications concrètes. Il est capital que les organisations se dotent de personnes qualifiées et fortes, capables de faire le lien entre les scientifiques de données et les gestionnaires. Ce rôle est le plus important au sein des entreprises, car ce sont ces personnes qui transformeront la science des données en bénéfice tangible.

Deux précieux dollars

Deux dollars : c’est le prix moyen que doit débourser une entreprise pour lire et compiler un commentaire d’un de ses clients. Ce montant peut paraître à la fois dérisoire pour une PME et astronomique pour une grande société qui en compte par dizaines de milliers. Or, la grande majorité des entreprises, petites ou grandes, ne prennent pas le temps de lire ces commentaires. Ces données contiennent pourtant de l’information d’une valeur inestimable qui pourrait aider à résoudre quantité de problèmes au sein de l’entreprise ou, qui sait, la propulser vers de nouveaux sommets. Peut-être faudrait-il s’intéresser davantage à cette matière informe qu’est ce flot de données ? La clé de l’innovation s’y trouve probablement. La réponse aux questions ne se trouve-t-elle pas souvent sous les yeux de qui sait bien regarder ?

*Article écrit en collaboration avec Francis Halin, journaliste