Bienveillance 101
2022-05-16
French
https://www.revuegestion.ca/bienveillance-101
2023-10-02
Bienveillance 101
Leadership , Management
Pour affronter la pénurie de main-d’œuvre, nombre d’employeurs parlent de gestion participative, de bonheur au travail, d’environnement collaboratif. «Sauf que, sans bienveillance, tout cela reste des paroles vides. Ça ne peut pas marcher», lance d’emblée Karyn Ross, auteure de l’ouvrage The Kind Leader[1].
«Pour en arriver à diriger de manière bienveillante, il faut d’abord surmonter un certain nombre de réflexes et aller à l’encontre de presque toutes les théories en matière de leadership», dit la consultante de Naperville, en Illinois, qui est aussi présidente de Karyn Ross Consulting.
L’auteure, qui en est déjà à son sixième livre, est tombée sur la bienveillance en étudiant le modèle Toyota, dont elle est une spécialiste. «Les deux piliers de ce modèle, explique-t-elle, sont l’amélioration continue, dont on parle beaucoup, et le respect des personnes, un concept moins clairement défini. Or, la clé du modèle, c’est la bienveillance. Personne ne peut apprendre, grandir, créer, innover et s’épanouir dans une entreprise où les dirigeants font régner un climat de peur, de méfiance et de concurrence constantes. Et c’est la bienveillance qui élimine la peur.»
Son livre The Kind Leader propose une méthode pratique que tout individu peut suivre dans le but de créer et de cultiver un meilleur environnement de travail. «Ça ne concerne pas que la haute direction : nous sommes tous des meneurs à notre niveau. C’est le chauffeur du PDG qui mène, quand il conduit. Même le plus bas dans la hiérarchie peut être un meneur dans sa famille.»
Karyn Ross admet avoir eu la conviction qu’elle devait écrire ce livre en 2015, après l’élection à la présidence américaine d’un narcissique pervers qui était l’image parfaite du leader toxique. «Pour la même raison que la culture de la peur contamine tout, une culture de bienveillance peut également s’implanter si on agit dans ce sens. Ça ne sert à rien de blâmer le système : nous sommes tous le système ; nous constituons le système.»
Les bons gars ne perdent jamais
L’ouvrage The Kind Leader prône l’action et la pratique plutôt que les beaux discours et les belles « missions d’entreprise » vertueuses. Le cœur du livre tourne autour de trois comportements clés à adopter qui exigent une pratique constante. «Il faut penser, parler et agir avec bienveillance, explique l’auteure. Parce que le leader bienveillant pense d’abord aux autres, et s’intéresse plus aux moyens et au chemin qu’aux résultats ou vau point d’arrivée.»
Penser de façon bienveillante suppose, par exemple, qu’on prête toujours de bonnes intentions aux autres, même quand ils se trompent ou qu’ils disent une bêtise. Quand on parle, il faut choisir ce qu’on dit et employer le bon ton, quitte à ne rien dire si on est incapable de faire preuve de bienveillance sur le coup. On agit avec bienveillance en prenant des nouvelles des employés et en les écoutant bien (et pas seulement en les entendant).
Mais la bienveillance n’est-elle pas un signe de faiblesse? Après tout, Nice guys finish last (les bons gars perdent toujours), comme le chantait le groupe punk Green Day… Karyn Ross explique qu’on se méprend souvent sur le sens du mot bienveillance. «Au contraire, il faut être très fort pour être bienveillant, parce que c’est bien plus facile de congédier un employé qui fait une erreur que de s’efforcer de comprendre pourquoi il la répète. Cela entraîne des discussions parfois difficiles.»
La bienveillance n’est pas synonyme de gentillesse aveugle non plus. «Si une personne fait ou dit quelque chose qui va à l’encontre de vos valeurs ou qui défait ce que vous essayez de bâtir, il faut la confronter, lui demander de s’expliquer, essayer de la comprendre, quitte à la mettre devant les conséquences de ses actes si le geste est illégal ou criminel. Si vous êtes juste gentil dans ce contexte, vous signifiez à toute l’équipe que vous ne tenez pas compte de vos principes ou de la mission de votre organisation.»
Au lieu d’écrire une grosse brique théorique, Karyn Ross a préféré rédiger une plaquette de 206 pages en huit chapitres, avec des exercices et des études de cas. «Parce que je crois fondamentalement à l’action et à la pratique. La bienveillance ne se manifeste pas par accident, mais plutôt par une série d’actes délibérés. Il faut y travailler constamment, parce qu’on a tous des réflexes à surmonter.»
«Les neurologues ont démontré que nous avons tous un biais négatif intégré, ajoute-t-elle. C’est dans notre ADN. Devant la contradiction, nous imaginons automatiquement une intention négative chez les autres. Or, si vos employés résistent au changement, ce n’est pas par méchanceté ou par idiotie : c’est parce qu’ils sont humains et qu’ils ont leurs raisons, qui sont parfois excellentes. D’ailleurs, ils résistent parce qu’ils supposent, eux aussi, que votre intention est méchante ou idiote. Devant cette situation, il y a deux issues possibles : la menace ou la compréhension mutuelle.»
La consultante ne masque pas son peu d’estime pour les organisations autoritaires qui prônent la loi du plus fort, qui cultivent à l’interne un climat de concurrence où seuls les résultats comptent, qui survalorisent les superperformants et qui dénigrent tous les autres. «C’est une culture de la peur qui suscite chez les autres de vieux réflexes reptiliens : combats, fuis ou fige. Et c’est comme ça que la peur nourrit la peur. Parce que même ceux qui gagnent ont peur de devenir des perdants. Ils se battront contre tout le monde pour défendre leur place. Au final, un leader bienveillant qui voudrait changer la manière dont les choses fonctionnent y parviendra à deux conditions : s’intéresser aux gens et remettre en question ses propres réflexes.»
L’entreprise comme famille
Karyn Ross propose une vision plus organique ou plus familiale des organisations, où ceux qui dirigent pensent aux autres avant eux-mêmes, ce qui suppose de déprogrammer toute une culture de gestion qu’elle appelle la «gestion des choses». «Observez bien le vocabulaire : on veut que tout “baigne dans l’huile” pour produire un “profit”. Les employés sont des “ressources humaines”, du “capital humain”. Si vous n’aviez que des machines et des ordinateurs, vous n’auriez ni entreprise, ni produit, ni service. Une entreprise, ce n’est que des personnes. Les dirigeants avisés devraient avant tout prendre soin de leur personnel.»
La consultante voit d’un mauvais œil les dirigeants qui se cachent derrière leur mission ou leur culture d’entreprise. «Ce sont des formules creuses. La vraie culture d’une entreprise repose sur la façon dont les choses se passent réellement. Tous les patrons vous diront que leurs employés sont leur plus importante ressource. Mais, en réunion, ils consultent leur téléphone portable ou écrivent des courriels pendant que les autres parlent. C’est ça, leur culture d’entreprise.» «Pour bien écouter, il faut se servir de ses oreilles, mais aussi de ses yeux, de son esprit et de son cœur, pour percevoir le contexte et le sens de ce que les gens disent.»
Karyn Ross explique que les déclarations de mission ne s’accompagnent que très rarement d’un code de conduite rigoureux. «Un grand nombre d’entreprises imposent des codes vestimentaires très détaillés qui vont parfois jusqu’aux sous-vêtements acceptables. Mais elles ne donnent aucune définition de ce que sont les comportements et les attitudes convenables. Et elles tolèrent que leurs employés se fassent insulter par des clients et crier des injures sexistes ou raciales sans lever le petit doigt pour les protéger. Et après, on s’interroge sur la cause de la “Grande Démission”!»
Cette expression fait référence à la grande vague de départs volontaires qu’ont subie les entreprises américaines en 2021 en pleine pandémie – un phénomène qui a également touché l’Europe continentale, la Chine et l’Inde. «Personne n’aime être traité de façon désagréable, mais la “Grande Démission” s’est produite pendant la pandémie, justement parce que les millions de morts ont soudain rappelé à tout le monde que la vie est courte et qu’aucun salaire ne justifie un mauvais traitement.»
Savoir écouter
Après dix ans de consultation, Karyn Ross juge la formation des cadres particulièrement déficiente sur ce qui devrait être leur première qualité : la capacité d’écoute. «Bien écouter n’est pas donné à tout le monde. Au contraire, c’est difficile. Le cerveau traite l’information beaucoup plus vite que la parole. Donc, pendant que je vous écoute, mon cerveau cherche autre chose et part dans toutes les directions.»
Un des défauts de la doctrine Lean et du modèle Toyota, explique-t-elle, réside dans son insistance à former les dirigeants pour qu’ils posent de meilleures questions. «Mais quel est l’intérêt de poser une bonne question si vous n’écoutez pas la réponse? Cela valorise la personne qui la pose, alors que toute l’attention devrait être portée sur l’interlocuteur. Sans une bonne écoute, il n’y a pas d’empathie ou de compassion possible.»
L’auteure raconte que sa firme a longtemps proposé des formations sur l’écoute, mais qu’elle a dû laisser tomber : personne ne s’inscrivait! «Pour bien écouter, il faut se servir de ses oreilles, mais aussi de ses yeux, de son esprit et de son coeur, pour percevoir le contexte et le sens de ce que les gens disent. Quand les gens lancent les mots “Ça va”, ils veulent parfois signifier le contraire.»
Un long voyage
Karyn Ross prévient toutefois les dirigeants qui veulent s’engager sur le chemin de la bienveillance : le voyage sera long, surtout s’ils essaient de brûler les étapes. Les gestionnaires qui veulent sortir leur organisation d’un climat toxique de compétition pour créer un milieu de travail réellement harmonieux n’y parviendront jamais du jour au lendemain, ni même en quelques mois. «La bienveillance, ça ne se commande pas. Si on veut espérer y parvenir, il faut commencer par le commencement : travailler sur soi-même plutôt que sur les autres.»
«Si vous transformez un climat de compétition à outrance en climat de collaboration, vous aurez déjà fait un très grand pas vers la coopération.» La grande différence entre les deux, explique-t- elle, c’est qu’un environnement collaboratif n’élimine pas complètement la concurrence entre employés. Dans un modèle coopératif, par contre, c’est d’abord la conscience du bien commun
«Cependant, la progression d’un niveau à l’autre ne sera jamais linéaire. Il y aura beaucoup de détours. Certains vont avancer, d’autres reculeront. Et vous aussi, vous devrez peut-être faire marche arrière! Mais l’essentiel, c’est de faire l’effort de s’occuper des gens.»
Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion
Référence
[1] Ross, K., The Kind Leader – A Practical Guide to Eliminating Fear, Creating Trust and Leading with Kindness, New York, Productivity Press, 2021, 206 pages.
Leadership , Management