Photo : Maude Chauvin

Arrivée chez Investissement Québec en 2019 en tant que première vice-présidente exécutive aux placements privés, et nommée PDG à l’hiver 2024, Bicha Ngo est portée par une ambition claire, celle de faire de la société d’État un modèle pour les différents gouvernements du pays et d’ailleurs. Entretien avec une femme qui ne craint pas les défis.

Bicha Ngo a souvent fait le récit de son arrivée au Québec, alors qu’elle avait trois ans et que sa famille fuyait le Vietnam en guerre. Elle a aussi à plusieurs reprises raconté l’éducation stricte et conservatrice qui l’a forgée. «Mon père s’attendait à des résultats. Dans mes journaux d’enfance, que j’ai récemment retrouvés et relus avec émotion, je peux constater que je pouvais faire les choses en fonction de la fierté de réussir, beaucoup plus qu’en fonction de ce que je désirais. Par ailleurs, je voulais simplement être heureuse, j’étais à la recherche d’un état d’âme», relate la femme d’affaires avec candeur. Combinés, ces objectifs de bonheur et de réussite lui donnaient l’ambition de trouver ce qui l’animait et, par conséquent, de récolter le succès.

Rigoureuse, cartésienne et passionnée de mathématiques, elle est interpellée par la finance et s’oriente vers les banques d’investissement. Elle se lance avec confiance, peu importe que ce milieu soit presque exclusivement masculin. À l’époque, on ne compte que trois femmes dans le domaine au Québec. Près de trois décennies plus tard, elle a réussi à se démarquer avec brio, toujours animée par la diversité des défis professionnels qu’elle est appelée à rencontrer.

Le temps des apprentissages

C’est à la banque d’investissement Merrill Lynch, dans l’effervescence de la bulle technologique, que Bicha Ngo amorce donc sa carrière. «Cela a été une formidable école de la finance, et j’ai eu un parcours incroyable : une des seules femmes dans l’industrie, promue analyste sans avoir de MBA, ce qui était généralement un préalable.» Puis, en 2001, la bulle éclate, et Bicha Ngo voit ses collègues partir ailleurs ou perdre leur emploi, témoin de la désintégration de cette grande équipe pour laquelle elle ressent un réel attachement.

En ce qui la concerne, elle est approchée par différentes entreprises, et on lui conseille de bouger rapidement au risque de se retrouver devant rien. Fidèle, elle ne peut se résoudre à partir, incapable d’abandonner son patron. «À la fin, il ne restait que lui et moi», avoue-t-elle. Elle finit par perdre son poste, mais sa réputation la précède : le lendemain matin, déjà, elle est convoquée à plusieurs entrevues et trouve un emploi chez Marchés mondiaux CIBC, où elle restera quelques années.

«Mais ce fut une période difficile, confie Bicha Ngo. Je ne regrette rien, je ne crois pas que j’aurais pu faire les choses autrement; ma loyauté a été reconnue. Toutefois, aujourd’hui, je préfère prendre les initiatives et ne pas laisser les gens décider pour moi. Je veux m’assurer de garder le contrôle de ma destinée, prévoir les choses en amont, surtout dans mon rôle actuel, lire les indices, m’adapter aux besoins du marché. Et ne pas avoir peur du changement.»

Plus tard, lorsqu’elle accepte un poste en développement des affaires chez Domtar, ses responsabilités lui imposent une nouvelle dynamique. La papetière québécoise qui dominait dans un marché en déclin cherchait à élargir ses activités. Pour Bicha Ngo, qui jusque-là avait prodigué ses conseils en investissement, il fallait changer d’angle. «On m’avait dit de m’occuper de tel actif, alors j’ai procédé comme j’avais l’habitude de le faire et je suis allée négocier avec les acheteurs, leurs avocats et leurs conseillers financiers. Ensuite, j’ai appelé mon patron et je lui ai décrit les enjeux. Il m’a écoutée puis, après un moment de silence, il m’a dit : “Si tu crois que c’est la meilleure chose à faire pour l’organisation, vas-y.” J’ai alors compris que je devais décider et vivre avec les conséquences.» Pour la femme d’affaires, il s’agit d’un tournant majeur. Elle devient celle qui prend des risques. «Cette imputabilité est excitante. J’ai appris à vivre avec mes décisions. Au moment où je les prends, elles sont basées sur les informations dont je dispose. Par la suite, je m’adapte selon le changement de contexte», explique-t-elle.

Nouvelle PDG d'investissement Québec

En 2019, Bicha Ngo fait le saut dans le secteur public, chez Investissement Québec. Depuis son arrivée, l’organisation a connu une période de croissance soutenue, doublant ses effectifs dans un contexte économique en transformation. «Actuellement, il y a un ralentissement des investissements. Notre rôle est de trouver la manière d’encourager les entreprises à investir dans l’innovation et la productivité, et de les accompagner en ce sens.»

La nouvelle PDG précise qu’Investissement Québec est plus qu’un bras financier, et l’aspect accompagnement, notamment technologique, joue un rôle important pour soutenir la compétitivité des entreprises québécoises. «Notre mission, c’est le développement économique. Nous prenons des risques en ayant une vision à long terme, étant donné que nous évaluons notre rendement sur une moyenne de cinq ans. Cette possibilité de voir loin et de prendre des risques, c’est ce qui nous distingue.»

Elle mentionne que le ralentissement actuel affecte principalement la taille des investissements. «Les entrepreneurs sont plus frileux, en raison du contexte économique. Il faut plus de temps pour récupérer le coût d’un investissement. Nous devons les accompagner, les motiver à investir et soutenir la croissance de la productivité.»

La PDG ajoute qu’il y a également un enjeu de repreneuriat au Québec, et les fondateurs qui désirent se retirer sont évidemment moins portés à investir. «Nous avons de beaux défis devant nous! Pour les relever, c’est nécessaire de passer beaucoup de temps sur le terrain afin de se rapprocher des entreprises et d’établir une relation de confiance.»

Pour Bicha Ngo, être à l’écoute des entrepreneurs et des partenaires financiers s’avère fondamental, tout comme de ses employés. À son arrivée en poste, elle a pris le temps de les rencontrer. «Autour d’un café, j’ai échangé avec une centaine d’employés, j’ai écouté ce qu’ils avaient à dire pour comprendre ce qui les motivait, pour connaître leur point de vue sur ce qu’on fait bien et moins bien à Investissement Québec. Au courant de l’automne, je ferai une tournée en région. Cette communication avec les gens est primordiale pour moi. Je suis une personne très humaine.»

Le secret de cette écoute qui se veut rassembleuse, c’est d’être sur le terrain et de ne pas craindre les discussions franches, une attitude indispensable dans l’exercice du leadership. Bicha Ngo donne l’exemple de la filière batterie, qui est selon elle un projet dont les retombées durables sont essentielles au Québec. «C’est la première fois que nous considérons l’extraction des minéraux critiques dans le but de les transformer ici même, une avancée dans la chaîne de valeur du Québec. Pour favoriser l’acceptabilité sociale, il y a un important travail d’éducation à faire. Il faut relayer l’information, rencontrer les citoyens pour leur expliquer ce qu’on est en train de faire et répondre à leurs préoccupations.»

Les 3 choses qui ont changé ma carrière

Commencer dans une banque d'investissement
Pour la jeune professionnelle que j’étais, ce milieu s’est révélé une école extraordinaire, qui m’a permis de découvrir de quoi j’étais capable en naviguant dans un environnement intense et, disons-le, assez dur.

Apprendre à considérer les chose avec un pas de recul
Enfant, à l’école primaire, le professeur nous a demandé de présenter à la classe ce qu’on mangeait au petit-déjeuner. J’avais beaucoup réfléchi, je m’étais appliquée, mais mon dessin de soupe asiatique, qui affichait ma différence culturelle, n’a pas été bien reçu par mes camarades, qui se sont moqués de moi. Ce sentiment de rejet a été difficile; l’épisode m’a marquée. Mais c’est aussi ce qui m’a outillée : ça m’a appris à observer les autres, à les connaître et à prendre du recul par rapport à une situation.

Assumer mes décisions
Passer de conseillère aux entreprises à celle qui prend des décisions a été pour moi un virage déterminant, un véritable déclic. Je devrais désormais vivre avec mes décisions. Il me fallait donc lire attentivement les indices, le contexte, les gens, comprendre ce qui se passe autour de moi pour m’y adapter.

Diriger en étant soi-même

Bicha Ngo a développé et enraciné son leadership grâce à son sens de l’observation, s’attachant à connaître les gens et l’environnement dans lequel elle évolue, afin de déceler les forces et les faiblesses, et d’en tirer le meilleur. Dans sa voix douce et tranquille, on sent une profonde détermination et une passion vive. «Moi, ce qui m’interpelle le plus, ce sont les gens inspirés et inspirants qui ont le goût d’en faire plus, qui font les choses pour les bonnes raisons, qui se donnent à leur travail avec la conviction que ce n’est pas juste un job

Exigeante, Bicha Ngo l’est. Mais en étant toujours à l’écoute. Elle raconte cette anecdote de sa vie familiale. «Un matin où j’assistais ma fille durant sa répétition de piano, mon mari est entré dans la pièce et celle-ci lui a dit : “Papa, il me reste huit minutes!” Comme on l’avait fait avec moi enfant, quand je m’exerçais au piano, je chronométrais pour ma fille trois séances de 20 minutes par semaine selon les recommandations de son professeur. Plus tard, mon mari m’a fait remarquer, à propos de cette façon de faire : “Cette méthode a peut-être fonctionné avec toi, quoique tu ne joues plus de piano maintenant... Si tu veux que notre fille poursuive la musique, motive-la!” Il avait raison. Pour continuer, elle doit avoir envie de jouer de la musique, pas simplement d’attendre que les 20 minutes soient terminées.» Bicha Ngo croit que les commentaires constructifs permettent de se remettre en question et de bâtir quelque chose.

Dans ce milieu d’hommes où elle évolue depuis le début de sa carrière, la femme d’affaires est particulièrement fière d’être restée elle-même. «Je n’ai jamais essayé d’agir comme un homme. Je ne me suis jamais dit que je devais m’ajuster», souligne-t-elle. Dans des discussions animées, dans des négociations serrées, elle est restée fidèle à elle-même, qui parle moins fort que d’autres, certes, mais qui sait présenter ses points de vue et rassembler à sa manière. «J’ai appris de ma mère. Aux côtés de mon père, qui imposait un mode d’éducation traditionnel, ma mère usait d’une influence discrète en arrière-plan, tout en étant pourtant très forte. Être gentille m’a servie, et j’en suis fière.»

Dans la tête de Bicha Ngo

La première chose que vous faites le matin?
J’aimerais vous dire que c’est d’aller donner un bisou à ma fille. La vérité, c’est que je regarde mes courriels!

Et avant de vous coucher le soir?
Les journées sont tellement mouvementées! Donc, j’essaie généralement de régler tous mes problèmes avant de me coucher. Et, surtout, mon mari et moi, on ne termine jamais la journée en étant fâchés. Tout ce qu’on a à se dire, on se le dit! Finalement, du temps en famille, c’est crucial.

Avec qui rêvez-vous de prendre un café?
Comme je suis fascinée par l’histoire, je prendrais volontiers un café avec Winston Churchill, pour lui poser des questions sur sa stratégie et sa vision à une époque où la guerre sévissait, et pour savoir comment il envisageait les répercussions de ses décisions difficiles. Prendre des décisions pour un pays, c’est lourd de conséquences, et on n’a pas nécessairement tout le soutien qu’on aimerait, même si on juge que nos décisions ont été prises pour de bonnes raisons. Ce n’est pas toujours facile d’inspirer!

Quel est le plus beau mot employé en gestion?
Confiance.

Et le plus laid?
Manque de confiance! Il y en a un autre aussi : ego. Il représente ce type de personne qui ne pense qu’à elle.

Qu'est-ce qui est le plus satisfaisant dans la vie d'une dirigeante?
Le sentiment d’avancer tous ensemble, de sentir qu’on est allumés par la même vision, qu’on travaille dans le même but.

Dans votre rôle de PDG d'investissement Québec, quel portrait faites-vous du Québec?
Je note évidemment que l’énergie verte et tous ces minéraux critiques dans notre sol sont précieux. Je vois aussi le talent immense d’une population éduquée, ce qui attire nombre d’entreprises à s’établir ici. Mais pour celles-ci, la réglementation est complexe et rigide. C’est pour ça que nous sommes là, pour les accompagner en jouant le rôle de facilitateur.

Votre principal conseil aux jeunes qui désirent construire un avenir significatif?
Oser réaliser ses ambitions! Ne pas avoir peur de se tromper. Et lorsqu’on se trompe, car c’est normal de le faire, il faut en tirer quelque chose et se demander comment on peut faire les choses autrement.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion