Article publié dans l'édition automne 2015 de Gestion

Les scandales survenus au début des années 2000 ont montré que la manipulation des états financiers s’est souvent soldée par la constatation hâtive de produits ou par la constatation de produits fictifs. S’y ajoutaient les opérations entre parties liées, les évaluations à la juste valeur, les écritures de journal non standard, les états financiers intermédiaires et la comptabilisation des courus. Certaines de ces pratiques avaient vraisemblablement échappé aux auditeurs des firmes aussi réputées qu’Andersen (notamment pour Enron et Worldcom), KPMG (pour Xerox) et Deloitte et Grant Thornton Italia (pour Parmalat). Quelles leçons les auditeurs des états financiers peuvent-ils en tirer aujourd’hui ?

« Doutez de tout et surtout de ce que je vais vous dire. »

Bouddha

S’il est un conseil que les auditeurs des états financiers devraient suivre à la lettre, c’est bien celui-là, donné plus de 500 ans avant Jésus-Christ dans les enseignements du chef spirituel qu’a été Bouddha. Qu’on la nomme « scepticisme professionnel » ou « esprit critique », cette obligation est formellement inscrite depuis 1991 dans les normes de vérification généralement reconnues (NVGR) au Canada, aujourd’hui appelées « normes canadiennes d’audit » (NCA). Une dizaine d’années plus tard, l’obligation pour l’auditeur de faire preuve de scepticisme professionnel tout au long de sa mission d’audit a été précisée.


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Les normes internationales d’audit auxquelles le Canada a adhéré en 2010 sont encore plus précises en ce qui concerne la nécessité pour l’auditeur de faire son travail avec un esprit de questionnement, et ce, pendant tout le processus d’audit a fin de réduire les risques « de ne pas déceler des situations inhabituelles ; de tirer des conclusions trop générales des observations faites durant l’audit ; de s’appuyer sur de mauvaises hypothèses pour déterminer la nature, le calendrier et l’étendue des procédures d’audit et pour en évaluer les résultats1». Dorénavant, on s’attend à ce que l’auditeur fasse inlassablement preuve d’esprit critique.

Levée de la présomption de bonne foi de la direction

« Nul acte n’est totalement désintéressé et même ceux qui semblent absolument purs sont inconsciemment calculés. Il n’existe que des degrés dans l’intégrité de l’intention. »

Anne Bernard, écrivaine

En 2004, coup de tonnerre dans l’univers des auditeurs des états financiers : la présomption de bonne foi de la direction, un postulat fondamental en audit, est éliminée du Manuel de CPA Canada. Ainsi, il était dorénavant interdit à l’auditeur de conditionner son travail d’audit en présumant de la bonne foi de la direction. Jusque-là, une inexactitude résultant d’un parti pris de la direction dans la sélection et l’application de principes comptables ou dans l’établissement d’estimations comptables était considérée, jusqu’à preuve du contraire, comme une « simple »2 erreur. Dorénavant, l’auditeur ne peut pas présumer que la direction est malhonnête ni qu’elle est indubitablement honnête. À chaque mission, l’auditeur doit remettre en question l’honnêteté et l’intégrité de la direction et des responsables de la gouvernance, faire preuve d’esprit critique et être attentif aux circonstances pouvant avoir influencé les dirigeants en place et favorisé leur propension à induire des anomalies considérables dans les états financiers.

L’auditeur est maintenant formellement obligé de s’interroger sur l’intégrité des dirigeants, et cela, de la première à la dernière mission effectuée, tant au moment de la planification des dites missions qu’au stade de l’exécution de celles-ci. Et l’expérience passée de l’auditeur auprès de l’entité ne peut surtout pas lui servir de rempart pour se justifier d’accorder, sans préalablement la questionner, sa confiance aux dirigeants. Un autre changement d’une très grande importance pour les auditeurs est la présomption de départ qu’il existe des risques de fraude dans la comptabilisation des produits.

Cibler les changements survenus

« L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit. »

Aristote, philosophe grec

J’ai souvent utilisé en classe l’exemple de la société pétrolière britannique BP, à l’origine, au printemps 2010, du pire désastre écologique jamais survenu aux États-Unis, comme la Maison-Blanche l’a elle-même qualifié. On se souviendra qu’une fuite de pétrole brut a provoqué une marée noire catastrophique dans le golfe du Mexique pendant plusieurs semaines avant d’être finalement colmatée. La société BP affichait des profits de 21,7 milliards et de 16,8 milliards de dollars américains en 2008 et en 2009 respectivement. En 2010, BP a affiché une perte de 3,3 milliards de dollars américains à la suite de ce désastre.

Dans ce cas, les auditeurs attireront l’attention des utilisateurs des états financiers en ajoutant (dans leur rapport) un paragraphe d’observations portant sur l’événement et ses conséquences sur les états financiers de BP. Ils y souligneront les incertitudes importantes entourant les estimations et les évaluations ayant dû être faites pour traduire les conséquences du déversement. Pour Ernst & Young, auditeurs des états financiers de BP, en 2010, ce n’était plus du tout la même société : le désastre survenu avait fait passer BP de la prospérité à une situation financière inquiétante, sans parler de sa réputation désormais entachée. En quelques semaines, le portrait financier de la société avait changé du tout au tout.

Bien sûr, un changement aussi radical dans le contexte de la société ne pouvait pas échapper aux auditeurs. En contexte normal d’exploitation, les modifications apportées ou survenues dans l’environnement d’une entreprise seront généralement plus subtiles et moins frappantes. Et habituellement, les dirigeants de l’entreprise ne confieront pas à l’auditeur leurs états d’âme ou leurs inquiétudes quant aux circonstances pouvant avoir affecté la situation financière de l’entreprise, que ce soit d’éventuelles poursuites, la perte d’une part importante de marché, les effets d’une crise économique, du financement bloqué, etc. Un grand principe qui devrait habiter l’auditeur des états financiers est celui selon lequel, en audit, l’essentiel est bien souvent « invisible pour les yeux3». Par exemple, lorsqu’il questionnera l’intégrité et les partis pris de la direction, ce sont les pressions exercées sur les dirigeants, lesquelles pourraient les avoir conduits à induire des anomalies importantes dans les états financiers, que l’auditeur devra s’attacher à découvrir.


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Lever le voile sur les intentions de la direction

Cette compréhension que l’auditeur doit obligatoirement acquérir concernant l’entité dont il vérifie les états financiers est d’une importance cruciale et déterminante pour la qualité de la mission d’audit qui sera par la suite effectuée. S’il s’agit d’une mission initiale, la connaissance à acquérir par l’auditeur n’a pas de point de départ, ce qui implique qu’il doit se documenter sur le passé de l’entité en plus de son présent. S’il ne s’agit pas d’une mission initiale, l’auditeur doit regarder le présent avec un regard neuf, en étant attentif aux conditions et aux circonstances qui ont pu changer. Le passé ne devrait jamais être systématiquement garant de l’avenir pour un auditeur, particulièrement au regard de l’intégrité et des éventuels partis pris de la direction et des responsables de la gouvernance. Si l’auditeur cultive une relation de longue date avec un client, il doit veiller à ce que la familiarité développée avec son client n’embrouille pas son esprit critique et ne l’empêche pas de remettre en question les dires de la direction, comme le commandent les normes.

La difficulté ne réside pas tant dans la recension de l’information appuyant la compréhension de l’entreprise. La difficulté se situe davantage dans l’analyse critique des risques en présence qui découlent de circonstances et d’événements ayant affecté le fonctionnement de l’entreprise au cours de l’année.

Composer avec le changement

« Rien n’est permanent, sauf le changement. »

Héraclite d’Éphèse, philosophe grec

Là repose le véritable défi pour l’auditeur des états financiers. L’environnement changeant dans lequel les entreprises baignent et l’éventuel impact de cette mouvance sur la direction et sur les responsables de la gouvernance doivent être habilement jaugés par l’auditeur. Au moment de la planification de ses missions, ce dernier doit appréhender les risques que les états financiers préparés par la direction soient falsifiés afin que, au moment de l’exécution de ces missions, les procédures d’audit mises en œuvre ciblent bien les risques en présence.

Rappelons que, dans son rapport, l’auditeur conclut que « les états financiers donnent, dans tous leurs aspects significatifs, une image fidèle de la situation financière de la société ainsi que de sa performance financière et de ses flux de trésorerie4». Il engage donc sa responsabilité en affirmant qu’il a décelé les anomalies considérables pouvant avoir été induites dans les états financiers préparés par la direction. Avant de prendre cet engagement, l’auditeur doit donc avoir pris tous les moyens pour minimiser son risque d’erreurs en se conformant non seulement à la lettre mais aussi à l’esprit des normes d’audit. Mais justement, comment l’auditeur peut-il minimiser son risque d’erreurs lorsqu’il se prononce sur la fiabilité des états financiers préparés par la direction ?

Fixer les limites de sa confiance

« La méfiance est mère de la sûreté. »

Jean de La Fontaine

S’il est une étape dans le processus d’audit au cours de laquelle l’auditeur est à haut risque de se tromper, c’est bien lorsqu’il doit apprécier l’intégrité et les partis pris des dirigeants. En raison du fait qu’il ne peut plus « excuser » les erreurs commises par la direction en invoquant sa présomption de bonne foi, l’auditeur n’a d’autre choix que de se livrer à une analyse précise et rigoureuse des pressions exercées sur les dirigeants qui pourraient les avoir conduits à falsifier les états financiers.

Que les anomalies significatives induites dans les états financiers résultent de simples partis pris de la direction, d’intentions nettement malhonnêtes ou encore d’erreurs involontaires commises lors de la préparation des états financiers, l’auditeur se doit de prendre toutes les mesures nécessaires (que commandent les normes) afin de les déceler avant de produire son rapport. Le plus grand risque d’échec pour l’auditeur réside dans une erreur d’appréciation des pressions exercées sur les dirigeants et de leurs conséquences éventuelles sur leur honnêteté. La norme prescrivant les responsabilités de l’auditeur concernant la fraude lors d’un audit des états financiers mentionne que la perpétration d’une fraude, qu’il s’agisse d’informations financières mensongères ou de détournements d’actifs, implique trois éléments : « l’existence de motifs ou de pressions pour la commettre, des circonstances perçues comme étant favorables à sa perpétration ainsi qu’une certaine rationalisation de l’acte commis ». Les études abondent sur l’utilisation de ce « triangle de fraude » pour apprécier le risque que la direction ait manipulé les états financiers.

C’est au stade de la planification de la mission que l’auditeur des états financiers doit déterminer ces éventuels motifs ou ces pressions s’exerçant sur la direction et pouvant l’avoir menée à présenter des informations financières plus ou moins mensongères. Il s’agit dès lors pour l’auditeur de cultiver un sain scepticisme en présence de circonstances ou d’une évolution de la situation de l’entreprise qui auraient pu induire un biais dans l’esprit des dirigeants en ce qui concerne les estimations et les choix comptables faits lors de la préparation des états financiers, voire les faire basculer dans la malhonnêteté. Ces pressions, pouvant venir tant de l’intérieur que de l’extérieur de l’entreprise, peuvent avoir été sans effet sur les préparateurs des états financiers parce que l’occasion de frauder ne s’est pas présentée ou parce que les valeurs morales ont prévalu. Tout au long de la mission, l’auditeur devra s’atteler à confirmer ou à infirmer si les pressions ambiantes ont effectivement mené à l’inclusion d’anomalies significatives dans les états financiers, que ces anomalies résultent de partis-pris de la direction ou pire, de la volonté manifeste de manipuler les états financiers.

Il s’agit du second défi pour l’auditeur et, là encore, son risque d’échec est très grand, car s’il y a collusion, les efforts de l’auditeur en ce sens ont de bonnes chances de demeurer vains.

Être à l’affût des terrains fertiles pour la fraude

« Le doute est le commencement de la sagesse. »

Aristote, philosophe grec

Des études portant sur des entreprises dont les états financiers avaient été redressés ou falsifiés ont démontré que des pressions telles que les régimes de rémunération en place, l’influence des analystes de marchés, le besoin de financement au moindre coût possible et une mauvaise performance de l’entreprise avaient mené à la manipulation des états financiers.

Parmi les facteurs facilitant la perpétration de la fraude, les études démontrent qu’une gouvernance de mauvaise qualité ouvre la voie à la manipulation des états financiers : le conseil d’administration n’est pas constitué majoritairement de membres indépendants ; la fonction de PDG et celle de président du conseil d’administration sont assumées par la même personne ; enfin, le fondateur de l’entreprise assume le rôle de président du conseil. Par ailleurs, les sociétés s’étant adonnées à la manipulation des états financiers seraient moins susceptibles d’avoir un comité d’audit et un bloc d’actionnaires externes.

D’autres études ont mis en lumière des situations qui avaient cours au sein des sociétés accusées de fraude dans les états financiers (en les comparant avec des sociétés n’ayant pas été accusées de fraude) : une taille moindre du conseil d’administration (et un nombre moindre de membres indépendants de la direction), un nombre moindre de réunions tenues par le comité d’audit, l’absence d’experts en finance au comité d’audit, l’audit par une firme qui ne fait pas partie des Big Four5. Il a également été démontré que la présence d’un comité d’audit indépendant et actif, dont au moins un membre avait des compétences en finance, était négativement corrélée avec les cas de redressement et de manipulation des états financiers.

Le sixième sens

« La confiance n’exclut pas le contrôle. »

Vladimir Lénine, homme d’État russe

Il importe pour l’auditeur non seulement de ne pas négliger les pressions susceptibles d’agir sur les membres de la direction mais aussi de bien apprécier la qualité de la gouvernance en place. Les membres de la direction sont les premiers inducteurs d’anomalies significatives dans les états financiers : ils peuvent rendre les états financiers erronés parce que, lors de leur préparation, ils étaient soit biaisés, soit inexpérimentés, soit carrément malhonnêtes, soit un mélange d’un peu tout cela …

Dans sa démarche d’appréciation des risques lors d’un audit des états financiers, c’est par l’examen de la direction que l’auditeur doit commencer. Il doit en arriver à établir les limites de la confiance qu’il accordera à l’information financière préparée par la direction. Pour ce faire, au moment de la planification de la mission, après avoir examiné attentivement les circonstances ou les événements ayant pu inciter la direction à induire des anomalies significatives dans les états financiers, il en appréhendera l’impact. Tout au long de la mission par la suite, il s’attachera à confirmer ou à infirmer si la direction a cédé aux pressions en présence.

Il ne s’agit pas pour l’auditeur de se transformer en limier pourchassant les fraudeurs, car ce n’est ni son rôle ni de son ressort. Il s’agit plutôt de bien établir les limites de la confiance qu’il accorde à la direction et de développer ce sixième sens qui lui permettra de saisir, comme le Petit Prince, ce qui, bien souvent, sera invisible pour les yeux …


Notes

1. Cette citation est tirée du Manuel de CPA Canada – Certification (NCA-200).

2. Le mot « simple » est de l’auteure.

3. Adaptation d’une conversation tirée du livre Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry (chapitre 21) : « Adieu, dit le renard, Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. – L’essentiel est invisible pour les yeux, répéta le Petit Prince, afin de se souvenir. »

4. Il s’agit là du libellé proposé pour une opinion non modifiée (voir NCA 700, Annexe – Exemples de rapports de l’auditeur sur des états financiers).

5. Les Big Four sont les cabinets Deloitte, PricewaterhouseCoopers, EY et KPMG.


Pour en savoir plus

Abbott, L. J. et al., « Audit Committee Characteristics and Restatements », Auditing – A Journal of Practice & Theory, vol. 23, n° 1, 2004, p. 69-88.

Beasley, M. S., « An Empirical Analysis of the Relation between the Board of Director Composition and Financial Statement Fraud », The Accounting Review, vol. 71, n° 4, 1996, p. 443-465.

Dechow, P. M. et al., « Causes and Consequences of Earnings Manipulation – An Analysis of Firms Subject to Enforcement Actions by the SEC », Contemporary Accounting Research, vol. 13, n° 1, 1996, p. 1-36.

Farber, D., « Restoring Trust after Fraud – Does Corporate Governance Matter ? », The Accounting Review, vol. 80, n° 2, 2005, p. 539-561.

Hogan, C. E. et al., « Financial Statement Fraud : Insights from the Academic Literature », Auditing – A Journal of Practice & Theory, vol. 27, n° 2, 2008, p. 231-252.

Kohlbeck, M. et Mayhew, B. W., « Are Related Party Transactions Red Flags ? », Social Science Research Network, avril 2014. 

Manuel de CPA Canada – Certification – NCA 200, 240, 700.