Article publié dans l'édition automne 2016 de Gestion

Les entreprises convaincues qu’elles doivent mettre sur un pied d’égalité leur performance économique et leur performance sociale et environnementale devraient opter pour une approche totalement intégrée dans leur stratégie et leur gouvernance : celle de l’entreprise progressiste.

Il est heureux de constater que beaucoup d’organisations se préoccupent aujourd’hui de leur responsabilité sociétale d’entreprise (RSE), non seulement au chapitre de l’environnement mais aussi en matière de respect accru pour leurs clients, leurs employés, leurs fournisseurs, etc. Toutefois, le degré d’implication et de cohérence des démarches RSE est extrêmement variable, les certifications ISO 26000 et autres n’étant pas toujours garantes de leur authenticité. Volkswagen était bien une référence dans le domaine de la RSE ; ceci ne l’a pas empêchée de tricher pendant dix ans !


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La RSE : palliative ou stratégique ?

Très souvent, au chapitre de la RSE, l’entreprise met en œuvre diverses actions ou programmes soit pour contrecarrer des problèmes (éliminer les eaux usées, former les travailleurs, mieux traiter les réclamations, etc.), soit pour apporter une valeur ajoutée aux différents acteurs de l’entreprise (installer une garderie, faciliter le covoiturage des employés matin et soir, etc.). C’est très bien. Mais on peut adresser les reproches suivants à la plupart de ces démarches :

  • Elles représentent souvent une somme d’initiatives diverses et non intégrées au cœur des affaires. Elles sont à côté de la stratégie de l’entreprise, en marge du plan d’affaires, qui demeure, elle, à 100 % économique.

  • Elles sont souvent associées à un département au sein des directions des communications ou des ressources humaines, comme on le faisait autrefois avec la qualité et la R&D, alors que toute l’entreprise doit s’investir dans la qualité, l’innovation et, aujourd’hui, la responsabilité sociétale.

  • Elles débouchent souvent sur un rapport spécifique et haut en couleur, produit à des fins de communication et rempli d’indicateurs qui semblent être une fin en soi et dont le détail fait frémir le chef d’entreprise qui veut un tableau de bord synthétique collé à sa mission et à sa stratégie.

L’impératif d’aujourd’hui : changer de modèle

Trois raisons nous amènent à opter pour un nouveau type d’organisation, celui de l’entreprise progressiste :

Le modèle ancien ne fonctionne plus. Quand les perspectives de croissance dans les pays de l’OCDE sont de l’ordre de 1 à 2 % maximum par an pour les cinq à dix prochaines années et que les investisseurs exigent encore 10 à 15 % de rendement quel que soit le secteur, cela entraîne des objectifs inatteignables. Ce « fondamentalisme du marché », selon l’expression de Joseph Stiglitz, génère des inégalités croissantes entre les investisseurs et les forces de travail.

Le court-termisme épuise... Et nous épuise. Il épuise les ressources naturelles et, en raison de la course effrénée à la consommation qu’il suscite, il fragilise nos grands équilibres environnementaux, tarit nos régions avec des délocalisations brutales… et nous épuise à titre individuel par la pression que la course aux résultats occasionne dans nos lieux de travail.

Le modèle ancien empêche l'avenir d'émerger. L’entreprise « financière » n’attire pas les jeunes générations, plus sensibles aux valeurs de solidarité, d’humanité et d’épanouissement. Le besoin de retrouver du sens au travail interpelle la mission de l’entreprise elle-même.

Pourquoi l’entreprise progressiste ?

L’entreprise progressiste est clairement déterminée à créer de la valeur au bénéfice des cinq parties prenantes que sont les clients, les salariés, les fournisseurs, les actionnaires et la société :

  • selon une approche participative, empreinte de respect, d’équité, d’honnêteté et d’ouverture à l’autre ;

  • pour atteindre des objectifs de performance privilégiant systématiquement le long terme ;

  • en appliquant une stratégie intégrant l’économique et le sociétal ;

  • en se dotant d’une gouvernance où les parties prenantes s’impliquent dans le pilotage de l’entreprise.

La différence entre une entreprise classique, conservatrice, et une entreprise progressiste s’articule autour de cinq points :

1 - La dualité de la mission

L’énoncé de mission de l’entreprise progressiste décrit explicitement sa raison d’être, non seulement sous l’angle économique, mais aussi sous l’angle sociétal. La contribution va au-delà de la « proposition de valeur » aux clients – sujet incontournable dans les plans stratégiques classiques – et s’adresse aux autres parties prenantes. Aux États-Unis, les toutes nouvelles entreprises d’intérêt pour la société (benefit corporations) disposent d’un statut – et donc d’une protection de la loi – qui inscrit noir sur blanc cette dualité de l’entreprise, économique et sociétale. Au final, il y aura donc cinq propositions de valeur pour rendre l’entreprise attractive autant aux yeux des futurs fournisseurs qu’à ceux des futurs employés et des clients potentiels.

2 - La perspective à long terme

Dans l’entreprise progressiste, on garde toujours à l’esprit la génération suivante. La prise de décision, qui est et demeurera toujours faite « ici et maintenant » – car il ne s’agit pas de tergiverser –, sera accomplie en tenant compte des répercussions à long terme. Nombre de choix relatifs aux technologies, au recrutement, aux partenariats ou à la relation client peuvent être considérés sur des horizons dépassant les dix ans.

3 - Une philosophie participative et des valeurs profondément humanistes

Libérée de la vision du haut vers la base (top-down), l’entreprise progressistecapitalise sur l’intelligence collective et propose tant à ses fournisseurs et à ses clients qu’à ses employés d’élaborer conjointement ses produits, ses services ou ses façons de faire. Ceci ne peut se réaliser qu’à partir d’un socle de valeurs humanistes : le respect, l’honnêteté, l’équité et l’ouverture à l’autre, cette dernière valeur débutant par l’attention portée aux personnes dans leur globalité et leur diversité et débouchant sur la tolérance et, souvent, sur la générosité.

4 - Le profit, un critère de la performance globale

Le profit est et sera toujours indispensable, ne serait-ce que pour investir et croître. Mais il se juxtapose à des objectifs sociétaux tels que la création d’emplois, le degré de mobilisation des employés, la réduction des émissions de gaz à effets de serre, le taux de satisfaction des fournisseurs, etc.

5 - La gouvernance : en phase avec les parties prenantes

modele de l'entreprise progressiste

Le modèle de l’entreprise progressiste

L’entreprise progressiste crée de la valeur aussi bien pour ses clients, ses salariés, ses fournisseurs, ses actionnaires et la société. Les membres chargés de sa gouvernance sont activement impliqués dans le pilotage de l’entreprise.

Si on se réfère à la classification des organisations par couleurs, comme le fait Frédéric Laloux dans son ouvrage Reinventing Organizations, l’entrepriseprogressiste serait turquoise, en forme de pyramide inversée où la direction est au service des personnes en contact avec les clients, alors que l’entreprise conservatrice serait rouge, guerrière et hiérarchique. / Illustration Istock

La question du pouvoir n’est jamais abordée par les partisans de la RSE. Or, la logique de la création de valeur partagée avec toutes les parties prenantes mène à l’élargissement du conseil d’administration aux parties prenantes les plus concernées, à commencer par les salariés. Cette ouverture apparaît d’autant plus normale aujourd’hui – à l’ère du numérique – que le résultat des entreprises dépend de plus en plus du talent d’abord et des capitaux ensuite. Qui pourrait dire que cela ne fonctionne pas alors qu’en Allemagne, toutes les entreprises de plus de 2 000 salariés ont, depuis plus de 40 ans, des administrateurs salariés dans leurs conseils de surveillance à parité avec les fournisseurs de capitaux ? Par ailleurs, le CA devient initiateur de la stratégie ; il la conçoit avec l’équipe de direction et ne se cantonne pas dans le contrôle des résultats.comparaison des modeles strategie

Comparaison des modèles de stratégie

L’entreprise progressiste propose un changement de paradigme dont l’objectif consiste à créer de la valeur avec et pour les parties prenantes. / Source: Spring Conseil/PMC

La stratégie de l’entreprise progressiste : un changement de paradigme

Qu’elle adhère aux idées issues de l’économie de la fonctionnalité pour se centrer sur la valeur d’usage de ses produits et services, qu’elle adopte le modèle de l’économie circulaire ou qu’elle s’inspire du commerce équitable, l’entrepriseprogressiste propose un changement de paradigme tel qu’illustré dans le tableau ci-dessus. Il ne s’agit plus d’extraire ou de capter le maximum de valeur mais de créer de la valeur avec et pour les parties prenantes. C’est bien ce que soutient Michael Porter, qui a pourtant prôné pendant 30 ans la maximisation de la création de valeur pour les actionnaires, dans son nouveau concept de « création de valeur partagée » : il convient d’adopter une posture positive avec les parties prenantes et d’entrer dans une dynamique « gagnant-gagnant ». Les menaces auxquelles doit faire face l’entreprise peuvent être transformées en possibilités et dégager de nouveaux avantages concurrentiels. Et, selon Porter, il y va de l’intérêt pur et simple des actionnaires et de la survie du modèle de l’économie capitaliste.


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L’entreprise progressiste : une question d’urgence

L’entreprise qui adopte ce modèle n’est pas que « responsable » ou « citoyenne » : elle est « progressiste ». N’ayons pas peur des mots : audacieuse, altruiste et volontariste, elle est déterminée, comme l’ont été au début du xxe siècle tous les réformateurs européens et américains – à l’instar du président Roosevelt –, à « combattre les excès de la société industrielle [financière, dirions-nous aujourd’hui] et l’injustice sociale ».

Face aux déchirements en cours ou annoncés que vivent nos sociétés, face à la défiance manifestée par les citoyens à l’égard de toutes leurs institutions, l’entreprise peut et doit – elle en a la légitimité, la crédibilité et les moyens – s’engager à contribuer à bâtir un monde meilleur, car il est urgent de remettre le temps en perspective, de revaloriser le durable plutôt que le jetable et le profit immédiat.

Il est temps de revaloriser l’entrepreneur – celui qui construit pour les générations futures, qui transmet – et de remettre la finance à sa place, au service du développement.

Il est urgent de redonner aux valeurs humanistes un rôle moteur dans les organisations en lieu et place de la seule avidité.

Il est temps, en fin de compte, de promouvoir une entreprise qui s’inscrit dans une économie de marché au service de l’homme et non l’inverse.

test

Êtes-vous prêts à devenir une entreprise progressiste ?

Êtes-vous prêts à prendre en considération les exemples d’entreprisesparfaitement rentables qui ont adopté, sans nécessairement le claironner, cette double vision économique et sociétale ? Citons notamment, en France, Nature et Découvertes, Châteauform, Armor, Danone, La Camif et Biocoop ou, au Canada, Cascades, Soleno et Lalema. Le mini-test ci-dessous vous donnera une idée à ce sujet1

1Afin d’aller plus loin et de mener une analyse complète avec toute l’équipe de direction autour des 60 leviers de ce modèle, rendez-vous sur www.entrepriseprogressiste.com/autodiagnostic_radarep.html


Pour en savoir plus

  • A. Coupet et al., « Vers une entreprise progressiste »
  • M. E. Porter et M. R. Kramer, « Creating Shared Value : How to Reinvent Capitalism – and Unleash a Wave of Innovation and Growth », Harvard Business Review, vol. 89, nos 1-2, janvierfévrier 2011, p. 62-77.
  • F. Laloux, Reinventing Organizations, Paris, Éditions Diateino, 2015, 490 p.
  • E. Faber, Chemins de traverse – Vivre l’économie autrement, Paris, Albin Michel, 2012, 224 p.
  • J. Staune, Les clés du futur – Réinventer ensemble la société, l’économie et la science, Paris, Plon, 2015, 450 p.