Point de vue publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Si la réalité virtuelle s’installe dans nos vies tel qu’on le prédit, en viendra-t-on à apprécier la vraie réalité comme jamais auparavant ? Une chronique tout en questions face aux univers de pixels qui se pressent à nos portes.

Depuis un certain temps, l’industrie des nouvelles technologies et les accros aux tendances émergentes ne jurent que par les casques de réalité virtuelle (RV). Si on en croit ces précurseurs, 2016 sera l’année de la réalité virtuelle et nous serons nombreux à déballer un casque de RV à Noël prochain. L’Oculus Rift de Facebook, le Morpheus de Sony, le Valve de HTC, etc. Mais avant d’aller plus loin...


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Que mange la RV en hiver ?

En hiver comme d’ailleurs en toute autre saison, la réalité virtuelle fait référence à l’ensemble des technologies qui permettent d’immerger complètement l’utilisateur dans un monde fictif (jeu vidéo, film, univers 3D virtuel, etc.). On accède au monde virtuel au moyen d’un casque doté d’un écran panoramique situé à quelques centimètres des yeux et couvrant tout le champ visuel. Le sentiment d’immersion est tel que le joueur ou le spectateur ne se trouve plus face au jeu ou au film mais entouré de celui-ci. Du coup, il a le « sentiment d’y évoluer », c’est-à-dire qu’il a la perception psychologique d’être vraiment au cœur de l’environnement virtuel.

Les technologies actuelles offrent déjà une certaine sensation d’immersion. On est toutefois loin de celle promise par la nouvelle RV, qui ne vise rien de moins que l’immersion totale. Avec la prochaine réalité virtuelle, vous aurez l’impression d’être carrément dans un autre monde.

Des applications infinies

Les joueurs de jeux vidéo ou gamers seront sans doute les premiers à adopter la nouvelle réalité virtuelle améliorée (on les remercie de préparer le terrain). Ceci dit, les applications dépasseront largement ce créneau. La réalité virtuelle deviendra un outil indispensable à la formation et à l’apprentissage (s’exercer pour la chirurgie tout en réduisant les risques, par exemple) ou pour des thérapies efficaces (affronter sa phobie des ascenseurs dans un environnement sécuritaire, soit le bureau du psy). Elle pourra aussi servir de passeport afin de voyager sans risque et à peu de frais (escalader l’Everest debout dans son salon) ou d’outil marketing persuasif (faire l’essai de sa prochaine voiture ou visiter son prochain condo bien assis à son bureau), etc. Bref, les possibilités sont quasi infinies.

Mais dans les faits, la RV servira surtout d’outil de communication.

Persuadé que la réalité virtuelle détrônera sous peu la vidéo comme outil de communication, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, n’a pas hésité à débourser deux milliards de dollars pour acquérir la jeune entreprise de réalité virtuelle Oculus. Imaginez la scène : vous êtes sur Skype avec votre collègue de Mumbai, mais au lieu de converser avec une image en 2D, vous êtes virtuellement ensemble, en 3D, assis face à face, complètement plongés dans votre discussion.

Jason Lanier, reconnu autant pour ses dreadlocks que pour sa contribution à l’industrie de la RV, affirme que d’ici dix ans, toutes les sociétés exploiteront une forte composante de réalité virtuelle, au même titre qu’Internet est aujourd’hui indissociable de leur réalité.

Philip Rosedale, auquel on doit le lancement de l’univers en ligne Second Life il y a treize ans, dit pour sa part que les emplois virtuels seront si courants dans le futur qu’ils pourraient constituer la plus grande part du marché de l’emploi !

Mais l’industrie n’a pas que des visées commerciales. Plusieurs documentaristes et journalistes, dont Nonny de la Peña, surnommée la marraine de la RV, voient dans cette technologie la possibilité de connecter les humains comme jamais auparavant. La RV serait en fait l’« ultime machine à empathie » en permettant aux uns de se mettre dans la peau des autres : vivre l’horreur de la guerre et de l’exode à travers les yeux d’une enfant, faire l’expérience difficile d’une nuit dans la vie d’un sans-abri…

Les promesses de la réalité virtuelle sont nombreuses et de toute nature, et les attentes sont énormes.


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Mais…

Il y a encore quelques inconvénients à supprimer pour espérer séduire un vaste public. Parmi ceux-ci :

  • La nausée fréquente chez les utilisateurs à cause du manque de synchronisme entre le mouvement de la tête et l’image diffusée dans le casque. Problème important à régler ou nouveau marché prometteur pour Gravol et compagnie ? On ne peut empêcher une fille de marketing de marketer…

  • La peur d’avoir l’air fou. Les casques actuels sont à peu près aussi séduisants qu’un masque de plongée opaque. Sans parler des gestes et mimiques qu’on fait malgré soi lorsqu’on se retrouve catapulté dans un monde virtuel : rigolade assurée pour l’entourage non immergé.

Mais une fois qu’on aura pallié ces inconvénients (et bien d’autres)…

Le chant de la sirène virtuelle

Une fois la technologie et le design mis au point, la réalité virtuelle pourrait s’avérer à ce point irrésistible que plusieurs la préféreront à la réalité réelle.

Les fabricants ne s’en cachent pas : ils travaillent à mettre au point la technologie la plus séduisante qui soit. CCP Games a même décrit sa mission comme suit : « To create virtual worlds more meaningful than real life. » Ouf ! Cette firme islandaise ne souffre pas du syndrome de l’énoncé de mission flou.

La plupart d’entre nous vivent déjà dans deux mondes, un pied dans le monde physique, l’autre dans l’univers numérique par l’entremise de nos mobiles et autres interfaces. Malgré le côté plutôt rudimentaire et relativement peu enveloppant de nos outils actuels, l’équilibre est difficile à atteindre et l’intoxication numérique nous guette quotidiennement. Imaginez lorsque la technologie de la réalité virtuelle sera vraiment « là », techniquement au poil, agréable à utiliser, accessible et merveilleusement immersive… La dépendance à la technologie devrait, selon toute vraisemblance, exploser, non ?

Par ici les questions !

Les possibilités offertes par la technologie de la réalité virtuelle sont à la fois excitantes et préoccupantes et, à cette étape, les questions occupent toute la place :

  1. Les énormes attentes seront-elles comblées ? Cette fois-ci sera-t-elle la bonne ? L’industrie s’est déjà royalement plantée dans les années 1980 et 1990 en lançant des produits qui n’étaient pas au point. Les consommateurs n’étaient probablement pas prêts eux non plus. Le sont-ils maintenant ?

  2. À quoi la technologie devrait-elle servir ? À quoi ne devrait-elle pas servir ?

  3. Allons-nous enfin réaliser nos fantasmes de téléportation, à cette différence près que nous nous déplacerons en laissant nos corps derrière ?

  4. Y aura-t-il des gens qui rejetteront complètement l’une ou l’autre de ces réalités ?

  5. Est-ce que cela sera si terrible de préférer la réalité virtuelle à la réalité réelle ?

  6. Allons-nous naviguer d’un extrême à l’autre et entrecouper les trop longues périodes de temps passé en virtuel avec des pauses de désintoxication ultra nature ?

  7. Allons-nous aspirer à un équilibre entre nos vies réelle et virtuelle ? Les experts feront-ils des recommandations concernant le pourcentage de temps à passer dans l’une ou l’autre des réalités en fonction de notre âge, de notre occupation, de nos objectifs d’innovation ou de notre carrière ?

  8. Ferons-nous une distinction entre nos vies réelles et nos vies simulées ou cela formera-t-il un tout indivisible, comme c’est le cas aujourd’hui pour nos vies branchées et non branchées ?

  9. Allons-nous investir massivement dans la nature thérapeutique pour contrebalancer l’attrait potentiellement excessif des univers en pixels ?

Prenons l’exemple des fermes urbaines intégrées dans les espaces de bureaux. Cette tendance prendra-t-elle de l’ampleur ? Depuis six ans déjà, le groupe japonais Pasona exploite au sein même de ses bureaux de Tokyo une ferme urbaine qui occupe 4 000 m2 sur 20 000 m2 ! Une centaine de variétés de fruits et légumes ainsi que du riz poussent entre les bureaux, les espaces de travail et les couloirs. Les employés de cette firme de placement sont invités à se détendre en jardinant avec les étudiants en agriculture. Est-ce là une des visions du monde de demain : la tête dans le virtuel et les mains dans le réel ?

Rupture en vue

Si la réalité virtuelle devient aussi courante et aussi indispensable qu’Internet l’est aujourd’hui, il est probable que nous serons nombreux à rechercher les vraies sensations, odeurs et textures, 100 % originales, sans pixel ajouté. Les tendances étant ce qu’elles sont, quand un phénomène s’impose trop, on en vient généralement à désirer son contraire. Mère Nature aurait donc de beaux jours devant elle !

D’ici là, gardons un œil sur l’évolution de la réalité virtuelle. On parle souvent des technologies et des innovations de rupture – eh ! bien, en voici toute une !

Merci à Bloomberg Businessweek, Business Insider, Entrepreneur, FastCoDesign, Le Monde, Singularity Hub, Slate, Strategy, The Atlantic, The Guardian, Wired et de nombreuses autres publications pour la matière à réflexion.


Notes

L’expression « Real Reality » nous vient de la Silicon Valley. Elle est employée par les artisans de la réalité virtuelle pour distinguer la vraie vie de tous les jours et la vie simulée (Virtual Reality) sur laquelle ils bossent.