De nombreuses entreprises créent des outils technologiques qui pourraient révolutionner le monde du travail, voire permettre de réduire les effectifs d’une organisation. C’est d’ailleurs ainsi qu’elles présentent le fruit de leur travail à de futurs clients. Mais est-ce la meilleure façon de conclure une vente? Une nouvelle étude démontre qu’il vaudrait peut-être mieux qu’elles soient davantage à l’écoute des besoins de leur clientèle.

Rebecca Karp, professeure adjointe au Département de stratégie à la Harvard Business School, est de cet avis. Dans le cadre d’une étude[1], la chercheure a examiné 54 entreprises qui souhaitaient vendre un nouvel outil numérique aux hôpitaux et aux cliniques. Toutes ces firmes avaient pour approche de proposer un projet pilote utilisant leur technologie.

Or, a-t-elle pu constater, les deux tiers des entreprises, celles qui promettaient de «réduire les besoins en personnel» ou de «modifier les méthodes de travail», ont presque toutes essuyé un refus. «Lorsque les entreprises approchaient un nouveau client en lançant que leur innovation allait tout changer dans l’organisation, les acheteurs disaient : “Non merci!”», précise la chercheure, dont l’étude a mérité en 2020 le prix William H. Newman de l’Academy of Management, qui rassemble plus de 20 000 chercheurs à travers le monde.

L’approche client a plus de succès

Le tiers des entreprises étudiées ont donc su convaincre leurs futurs clients de lancer un projet pilote. Mais qu’est-ce qui leur a permis de se distinguer? Ces entreprises ont toutes adopté une approche «centrée sur le client». En pratique, elles ont développé leur argumentaire au fur et à mesure de leurs discussions avec les organisations ciblées, notamment pour comprendre leurs procédés et leurs processus de prise de décision en matière de technologie.

«Ces entreprises ont pris les devants et ont organisé des réunions avec les chirurgiens et les infirmières qui allaient utiliser leurs outils, pour mieux comprendre comment positionner leur produit. Ces échanges leur ont permis de mieux saisir les besoins de leurs clients pour y répondre adéquatement et de déployer leur innovation de manière à ne pas indisposer le personnel dès le départ», affirme Rebecca Karp.

Pour approfondir sa compréhension du processus de prise de décision, la chercheure a interviewé 150 PDG d’entreprise et leurs fondateurs ainsi que 15 dirigeants de divers établissements.

Elle a également examiné leur présentation, notamment en étudiant leurs documents de planification stratégique, leurs articles de blogue et leurs communiqués de presse.

Ce ne sont pas la nature de la technologie ou le degré d’innovation qui distinguaient les entreprises les plus performantes. Toutes proposaient des innovations susceptibles d’accroître l’efficacité, par exemple, des plateformes de télémédecine ou de préparation préchirurgicale, de coordination des soins interservices, d’aide à la désintoxication, etc.

Bien rythmer le déploiement

Pourquoi, alors, l’approche client est-elle si efficace? Parce qu’elle reconnaît les avantages et les inconvénients des nouvelles technologies, résume Rebecca Karp. Certes, une innovation peut générer des gains sur le plan de l’efficacité organisationnelle, améliorer la qualité du travail et créer de la valeur en automatisant ou en éliminant certaines tâches. Mais elle peut aussi perturber les pratiques de travail, les habitudes, la routine et la structure d’une organisation.

«Les entreprises centrées sur le client en étaient conscientes dès le début de leur mise en marché, alors qu’elles en étaient encore à développer leurs “cas d’usage”, c’est-à-dire les manières plausibles dont leur plateforme pourrait être utilisée par chaque catégorie d’utilisateur.»

Un exemple simple de nouveau cas d’usage consiste à trouver un nouveau public pour un produit existant. Rebecca Karp donne l’exemple du rince-bouche Listerine. «À l’origine, c’était un désinfectant industriel pour nettoyer les planchers d’hôpitaux. Puis, quelqu’un a réalisé qu’il pouvait servir à tout autre chose!»

Un nouveau cas d’usage peut surgir en découvrant un nouveau besoin auprès du public visé. La chercheure cite une entreprise qui, à l’origine, proposait une plateforme permettant aux médecins de se connecter en ligne avec leurs patients. Or, les discussions approfondies avec les médecins ont permis de découvrir un nouvel usage : «La plateforme permettrait aux dermatologues de prendre à distance des photos de lésions cutanées pour déterminer si elles pouvaient être cancéreuses ou non.»

Dans le cadre de l’étude de Rebecca Karp, toutes les entreprises qui ont pris la peine d’interagir avec leurs clients potentiels ont découvert de nouveaux cas d’usage en plus de trouver la bonne manière de déployer leur innovation, et ce, au bon rythme. «C’est le cas notamment de cette PME qui proposait une plateforme numérique aidant les patients à se préparer avant une chirurgie cardiaque. Or, en discutant avec le chef de la cardiologie de l’hôpital, l’entreprise a compris que le vrai besoin se trouvait plutôt du côté des informations postopératoires», explique-t-elle. Dans le processus, la PME a aussi saisi que le personnel influent de l’hôpital préférerait que l’innovation soit présentée comme un complément plutôt qu’un substitut. Grâce à ce positionnement, elle a pu mener un projet pilote pour sa plateforme.

À l’inverse, les entreprises que Rebecca Karp qualifie de «centrées sur le marché» n’ont jamais placé les besoins de leurs clients au centre de leur processus pour développer leur cas d’usage. «Ces entreprises cherchaient à distinguer leur produit, pour montrer en quoi il était différent de ceux de leurs concurrents. Elles le présentaient comme une analyse de décision. Et leur première préoccupation, c’était leurs investisseurs, et non leurs clients.»

Une entreprise, par exemple, promettait que son outil de collecte de données éliminerait la nécessité de visites régulières auprès des patients. «Ils n’ont pas compris que leurs clients, et en particulier le personnel soignant, percevraient cela comme une manière d’éliminer des postes d’infirmières.»

Comprendre les processus de prise de décision

Le défi, pour une entreprise innovante, consiste à comprendre le processus de prise de décision dans les grandes organisations, ce qui influe sur l’adoption ou le rejet d’une nouvelle technologie, explique Rebecca Karp. «Le personnel a son mot à dire, et pas seulement la direction. Personne ne veut introduire quelque chose qui va bouleverser les opérations ou fâcher les travailleurs, qui se demanderont ce que “révolutionner le travail” signifiera pour eux et combien de temps il faudra pour revenir à la normale. S’il n’y a pas de réponse claire à ces questions, l’organisation résistera à l’innovation et lui trouvera un million de défauts.»

Un examen approfondi des besoins permet à l’entreprise innovante de mieux comprendre comment présenter la mise en place de sa technologie. «Elle comprend quel est le bon rythme pour l’implanter. Une mauvaise approche consiste, par exemple, à déployer toutes les fonctions de sa technologie d’un coup. Cela suscite une forte résistance.»

Rebecca Karp précise aussi que les entreprises centrées sur le client ont profité du processus de développement de leur cas d’usage pour déterminer quelles fonctions ou caractéristiques de leur plateforme elles devaient proposer au départ, et à quelle vitesse elles devaient les présenter. «L’organisation doit avoir le temps de s’adapter et de s’ajuster. Autrement, on risque fort de s’aliéner ceux qui travailleront avec cette technologie», ajoute-t-elle.

À l’inverse, les entreprises centrées sur le marché n’avaient aucune idée du rythme à donner pour déployer leur technologie, ajoute la chercheure. «Les établissements qui achètent ce genre d’innovation sont rarement prêts à adopter la totalité des fonctionnalités. Celles-ci doivent être introduites progressivement.»

Aider le personnel plutôt que le remplacer

Les entreprises centrées sur le client ont présenté leur innovation comme un «complément» et même un «facilitant» plutôt qu’un substitut au personnel et à ses pratiques. «Certaines sont même allées jusqu’à minimiser la façon dont leurs innovations pourraient affecter les pratiques de travail de leurs clients, explique Rebecca Karp. Ainsi, une entreprise qui proposait une plateforme de télémédecine utilisait l’argumentaire suivant : cette technologie aiderait les infirmières à faire le triage des patients présentant un risque de cancer en proposant un calcul de la cote de risque. L’entreprise s’est bien gardée de suggérer un nouveau cas d’usage observé : celui de “se passer” des infirmières.»

En revanche, la firme centrée sur le marché avait tendance à présenter ses innovations comme des solutions. «C’est un peu paradoxal, car nous imaginons que les clients veulent des solutions, mais ce n’est pas vraiment le cas», souligne Rebecca Karp.

Un processus décisionnel complexe

«Les entreprises innovantes doivent se rappeler que toutes les organisations, en particulier les plus grandes comme les hôpitaux, ont des processus de prise de décision complexes qui prennent en compte plusieurs perspectives, explique Rebecca Karp. Même si c’est la haute direction qui tranche, les utilisateurs ont beaucoup de pouvoir. Si vous êtes une infirmière chargée du triage en dermatologie, vous ne voulez pas qu’un outil remette en question votre expertise ou rende caduc votre savoir-faire. Une innovation qui promettrait ça échouerait.»

Rebecca Karp admet que l’approche centrée sur le client n’est pas facile à mettre en œuvre pour une petite entreprise innovante – les 54 PME qu’elle a étudiées n’avaient que cinq employés en moyenne. «Pour de nombreuses entreprises, cela fait appel à des ressources qu’elles n’ont pas. Elles doivent hiérarchiser leurs priorités. La tentation est grande de plaire aux investisseurs ou de se satisfaire soi-même, par exemple. Après tout, c’est humain : si on développe un nouveau produit, on cherche à le pousser au maximum de son potentiel plutôt qu’à trouver des compromis ou à en atténuer les effets.»

Rebecca Karp estime que les leçons de son étude s’appliquent à d’autres secteurs que la technologie médicale. «La notion de rythme de déploiement d’une innovation, en particulier numérique, est importante dans plusieurs secteurs, au premier chef dans les organisations complexes, comme en finance.»

Son conseil : les entreprises devraient allouer des ressources spécifiques au développement de cas d’usage. «Dans les milieux entrepreneuriaux, souvent composés de PME, on imagine que tout le monde voit à tout. Mais à la lumière de ce que j’ai constaté, il serait plus judicieux d’affecter au moins une personne à la tâche d’acquérir une compréhension profonde des besoins des clients cibles.»

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion


Référence

[1] Karp, R., « Gaining organizational adoption: Discovering new uses for existing innovations », Academy of Management Proceedings, vol. 2020, n° 1, août 2020.