Si les personnes contrôlantes ont l’impression d’avoir de bonnes raisons d’agir ainsi, donner une marge de manœuvre à ses équipes apporte pourtant plusieurs avantages, selon les experts. Apprendre à refréner l’envie de tout régenter s’avère donc primordial, entre autres, pour ne pas nuire à la collaboration. Explications et pistes de solution. 

 «Certains gestionnaires craignent que, sans surveillance étroite, les projets dérapent ou que les erreurs se multiplient. Cette anxiété face à la performance peut les pousser à vouloir maîtriser chaque détail, surtout s’ils sont tenus à des résultats très élevés», indique Alexandre Rousseau, avocat, chargé de cours au Département de management de HEC Montréal et consultant en affaires. Une peur qui peut être nourrie par l’incertitude, le manque de confiance ou encore le contexte organisationnel, si on travaille dans un secteur très réglementé, par exemple.

Certains biais cognitifs, comme l’excès de confiance, tendent également à renforcer cette propension, d’après le chargé de cours. «Certaines personnes vont avoir tendance à surestimer leurs capacités, leurs connaissances ou leur jugement, dit-il. C’est le cas lorsqu’un gestionnaire pense qu’il est le plus compétent pour résoudre tous les problèmes de l’équipe et suppose qu’aucun collaborateur ne peut être aussi efficace que lui dans la réalisation de certaines tâches.»

Un autre exemple est celui du biais de confirmation. La personne aura tendance à rechercher, interpréter et retenir les informations qui confirment ses croyances, tout en minimisant celles qui contredisent ce qu’elle pense: «Par exemple, un gestionnaire qui est persuadé que l’équipe ne peut pas réussir sans lui se concentrera sur les fois où son intervention a été décisive et ignorera celles où ses collaborateurs ont mené à bien un projet de manière autonome.»

Un frein à la collaboration

Le problème, c’est qu’à force de vouloir tout faire à sa manière, on risque de couper les ailes de son équipe, comme le souligne Alain Gosselin, professeur émérite à HEC Montréal.  Il cite en cela l’ouvrage Collaboration: How Leaders Avoid the Traps, Build Common Ground, and Reap Big Results, signé par Morten T. Hansen, professeur en gestion à l’Université de Californie à Berkeley. «L’auteur identifie cinq caractéristiques personnelles qui entravent le travail en équipe, mentionne-t-il. L’appétit pour le pouvoir, qu’on pourrait traduire par le besoin de contrôle, fait partie de ces barrières.» 

Au quotidien, cela s’incarne par un besoin d’être maître de tous les paramètres de sa performance. «Les gens vont se dire la chose suivante : si je dois être évalué sur les résultats, je veux avoir le contrôle sur la méthode, les moyens que je vais utiliser», illustre Alain Gosselin. De la même manière, ceux qui sont indépendants et qui estiment qu'ils n'ont pas besoin des autres ont aussi cette tendance, puisqu'en travaillant seuls ou en reprenant tout derrière les autres, ils maîtrisent à la fois le processus et le résultat.

Le problème, c'est que ce type d'attitude favorise le repli sur soi plutôt que l’ouverture aux autres, nécessaire à la collaboration. «En fait, cela devient une barrière au travail en équipe, puisque cela nous ramène à soi. Or, collaborer, c'est se mettre un peu en retrait, laisser place au collectif et mettre de côté le "je" au profit du "nous"», spécifie Alain Gosselin.

Ultimement, cette attitude a un effet éteignoir sur les troupes : les employés finissent par se dire qu’il ne vaut pas la peine de proposer une idée, puisque le gestionnaire refera tout à sa façon, comme le fait remarquer Alexandre Rousseau. De la même manière, cela déresponsabilise les équipes. «À force d’exercer un contrôle strict, on empêche les autres de développer leurs compétences et leur autonomie», poursuit le chargé de cours. Bref, c’est le climat de confiance qui finit par être ébranlé et, par le fait même, la capacité à mettre les forces en commun. 

Une prise de conscience

Pour favoriser la collaboration, il faut réaliser que le succès ne repose pas uniquement sur ses épaules. «En psychologie organisationnelle, on se réfère à la notion de locus de contrôle, précise Alexandre Rousseau. Les individus ayant un locus de contrôle interne fort ont tendance à croire qu’ils sont les seuls responsables de ce qui leur arrive et cherchent donc à maîtriser davantage l’environnement; à l’inverse, ceux qui ont un locus de contrôle externe auront plutôt l'impression que les résultats qu'ils obtiendront sont le fruit de la chance, du destin ou du hasard. Je pense que les gestionnaires doivent justement trouver un équilibre entre ces deux pôles.»

Pour y arriver, encore faut-il prendre conscience du problème. Parmi les indices dont il faut tenir compte : «Si une personne devient en quelque sorte un goulot d’étranglement, alors que tous les dossiers s’accumulent sur son bureau. Les sondages internes et anonymes peuvent aussi être révélateurs à ce sujet», note Alain Gosselin. Alexandre Rousseau suggère quant à lui de prendre régulièrement le pouls de ses équipes en leur demandant ce qui les aide et ce qui leur nuit; c’est là une façon simple de savoir s’ils ont l’impression de manquer d’autonomie. Pour réaliser l’ampleur du phénomène, le consultant suggère également de tenir un journal de bord de ses interventions. Un exemple de réflexion à consigner : «Combien de fois par jour est-ce que j’interromps un collègue pour vérifier ou corriger son travail?»

L’art de déléguer

Bien entendu, trouver le juste équilibre entre contrôler et laisser aller n’est pas si simple. Pour cela, il faut d’abord clarifier les objectifs, les rôles et les responsabilités de chacun, selon Alexandre Rousseau. Une fois les limites du carré de sable de chacun bien établies, il faut apprendre à donner de la liberté aux employés, tout en établissant des points de contrôle à intervalles raisonnables. «On pourrait d’abord instaurer un système de suivi mensuel, plutôt que quotidien, et encourager les équipes à proposer elles-mêmes des solutions d’optimisation», propose-t-il. Au bout de quelques mois, si la qualité du travail se maintient, on pourrait espacer encore la fréquence de ces vérifications.

Cela est un élément particulièrement important à soulever, puisque c’est en déléguant leurs tâches que les employés développent leurs compétences, et les gestionnaires, leur confiance, de l’avis du consultant. De la même manière, Alexandre Rousseau ajoute qu’il faut plutôt voir les erreurs comme des occasions d’apprentissage, mais surtout, que les gestionnaires ont tout avantage à accorder de l’importance au résultat final, et non uniquement au processus. Accepter que tout le monde ne pense pas de la manière que soi demande aussi une bonne dose d’humilité, comme il le fait valoir.

«Il ne s’agit pas d’abandonner toute forme de contrôle, mais plutôt de se concentrer sur les objectifs clés et sur la qualité des livrables, plutôt que de surveiller chaque détail du processus», résume-t-il. Voilà un équilibre essentiel à atteindre pour s’assurer que chaque membre de l’équipe est en mesure de jouer pleinement son rôle et de collaborer à sa juste valeur.