Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Formidable avancée dans le domaine des chaînes d’approvisionnement, le flowcasting, soit le pilotage de la chaîne logistique complète, a révolutionné tout un pan de la gestion quotidienne des organisations, des usines jusqu’aux détaillants. André Martin, acteur principal de cette percée en matière de logistique intégrée, raconte à Gestion son trajet de défricheur.

Formé en finance, André Martin n’avait pas planifié d’œuvrer dans le domaine de la distribution et des chaînes logistiques. Toutefois, en 1970, lorsque le patron du jeune contrôleur financier l’appelle à son bureau pour lui annoncer le départ des vice-présidents à la distribution et à l’exploitation des usines en lui demandant de veiller sur les activités de production et de distribution, André Martin se retrouve à une jonction importante de son destin. Trois mois plus tard, aucun remplaçant ne s’étant manifesté, le jeune homme prend officiellement la relève, fasciné par cet univers stimulant qu’il vient de découvrir.

Vous êtes passé d’une routine comptable à un domaine dynamique qui évolue chaque jour. Comment avez-vous effectué ce grand saut?

André Martin : J’ai dit à mon patron : «J’aimerais prendre des cours, faire ce qu’il faut. Je suis très intéressé.» Et là, il m’a souri! À ce moment précis, j’ai compris qu’il savait déjà quelle serait ma réaction, que j’aurais un coup de foudre. Les deux premières années n’ont pas été faciles ; il y avait beaucoup à apprendre. Mais j’ai tout de suite adoré ce domaine.

Quelques années plus tard, vous avez été embauché en tant que directeur de la production et de la distribution à l’usine montréalaise des laboratoires Abbott. Là, vous avez réglé un problème en élaborant une solution qui devait mener à la conception de la première application dans le domaine de la planification des ressources de distribution, qu’on appelle en anglais distribution resource planning, ou DRP.

Je devais réussir à harmoniser les besoins en matière de distribution avec la capacité de production de nos usines. À l’époque, chez Abbott, les dix centres de distribution étaient alimentés par trois usines et par une centaine de fournisseurs dans le monde entier. Le défi consistait à intégrer cette chaîne, alors que, concrètement, j’étais coincé entre le directeur de la distribution et les gérants d’usine, qui se plaignaient tous les uns des autres, chacun ayant des attentes différentes.


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À ce moment-là, je collaborais avec Oliver Wight, un célèbre consultant et un des pionniers dans le domaine des systèmes de planification des besoins en ressources [material requirements planning, ou MRP]. En travaillant avec cet expert, j’avais assimilé ses concepts et eu l’idée de les faire évoluer pour y inclure le réseau de distribution. Quand je lui ai présenté mon modèle, il a l’approuvé tout en me mettant en garde : « Avec ce projet, tu vas devenir un pionnier. Et tu sais ce qui arrive aux pionniers ? on les distingue facilement dans une foule… parce qu’ils sont criblés de flèches dans le dos ! » Comme il l’avait prédit, je me suis heurté à bien des problèmes. Et je n’avais certes pas prévu que l’atteinte de mon objectif demanderait plus de trois décennies de travail acharné. Mais je suis très fier d’avoir persévéré.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile dans ce parcours de pionnier?

Un des plus grands défis a toujours été d’élaborer des outils technologiques capables de soutenir le concept. Ces outils n’avaient jamais été conçus. Quoique l’idée puisse être expliquée aisément, sa réalisation avec les ordinateurs qui existaient dans ce temps-là n’était pas évidente. Il faut se rappeler que lorsque j’ai décidé d’informatiser l’entièreté des systèmes de gestion des inventaires et de la production chez Abbott, dans les années 1970, tout se faisait encore manuellement. Malgré tout, nous avons réussi à concevoir un système que nous avons appelé « DRP » plutôt que « MRP ».

Et comme j’avais réussi à intégrer la chaîne interne, pourquoi s’arrêter là? Pourquoi ne pas intégrer le concept jusqu’à la clientèle? J’ai alors décidé d’approcher notre plus gros client de l’époque, l’Hôpital général de Vancouver, afin d’intégrer à nos trois niveaux désormais fonctionnels deux autres niveaux, soit les dix étages de l’hôpital et le mini-entrepôt. C’était tout un défi : on était loin d’internet! Malheureusement, nous avons dû reculer : c’était faisable, mais les coûts étaient astronomiques.

Cette aventure ne vous a pas découragé pour autant. Au début des années 1980, vous avez quitté les laboratoires Abbott et êtes devenu le premier associé de la firme Oliver Wight Education Associates afin de poursuivre l’implantation des systèmes DRP. Quel était votre rêve le plus fou?

Intégrer toute la chaîne d’approvisionnement, de A à Z! Et même si aujourd’hui le flowcasting permet de piloter la chaîne logistique complète à partir des prévisions déterminées des points de vente à l’usine, cette intégration demeure un défi d’actualité.

Vous seriez étonnée de constater que la plupart des gens ne savent pas, encore de nos jours, qu’il est possible d’intégrer entièrement une chaîne d’approvisionnement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai publié, avec mes collaborateurs, un livre sur le flowcasting1 : je voulais que les hauts dirigeants prennent conscience de la possibilité d’utiliser la technologie à leur disposition. Autre défi : amener les détaillants et les manufacturiers à collaborer et à travailler en équipe afin d’intégrer la chaîne dans son entièreté.

Ce que vous dites, c’est qu’il faut trouver une manière pour que tous y trouvent leur compte, n’est-ce pas?

Oui, et c’est complexe, car les manufacturiers et les détaillants ont des objectifs différents. Il faut réussir à leur démontrer qu’en collaborant, chacun y gagnera : les produits sur les tablettes circuleront davantage, il y aura moins de pertes parce que la demande sera calculée efficacement. Mais pour cela, tous les intervenants doivent utiliser le même système informatique afin d’avoir accès en temps réel à des données uniformes et fiables. Si un producteur, ses distributeurs et les détaillants travaillent avec trois systèmes différents, comment peuvent-ils se comprendre?

C’est justement ce qu’offre le flowcasting : un même échéancier pour tout le monde, un même tableau avec les mêmes calculs. Alors, pourquoi y a-t-il encore des entreprises qui ne l’utilisent pas?

C’était la prochaine question, vous vous en doutez...

Parce qu’il y a encore un obstacle technologique. L’outil informatique a été conçu par mon partenaire, Darryl Landvater, et moi-même. Il a été testé avec succès. Cependant, à ce jour, des complications juridiques freinent son utilisation à plus grande échelle. Les deux obstacles qui se dressent devant l’intégration complète de la chaîne d’approvisionnement demeurent donc la technologie et la collaboration.

Toutefois, il ne faut pas se décourager. À mon avis, il importe de revenir à l’essentiel, ce qui a toujours été le problème des manufacturiers, le véritable nœud de la chaîne d’approvisionnement : la gestion de l’incertitude. En réalité, si on comprend bien le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement, on s’aperçoit qu’en fin de compte, il n’y a qu’une seule demande qui importe : la demande originale. Le reste peut être et doit être calculé. Ce principe fondamental m’a été transmis par Joseph Orlicky, un autre pionnier, inventeur du MRP, que j’ai rencontré dans les années 1970 et qui m’a dit ceci : « You should never forecast what you can calculate. » On ne devrait jamais faire une prévision quand on peut faire un calcul précis. Ce modus operandi m’a guidé ma carrière durant.

La gestion de l’incertitude, que vous évoquez parallèlement aux freins à l’intégration de la chaîne d’approvisionnement, est certainement plus pertinente que jamais en contexte de pandémie, n’est-ce pas?

Absolument. Lors d’une pandémie, l’enjeu principal consiste à être prêt à augmenter la capacité. Prenons l’exemple de la capacité à tester les gens infectés par le virus, une des principales préoccupations des gouvernements : au début de la crise, le flowcasting aurait permis de faire des simulations qui auraient fait gagner un temps précieux. Toutes les chaînes d’approvisionnement diffèrent, mais le concept demeure le même. Et une fois que la chaîne est complètement intégrée, les simulations permettent de prendre des décisions éclairées et rapides.

Dans ce contexte d’incertitude, plusieurs facteurs risquent d’entraver la chaîne. Au début de la pandémie, lorsque les consommateurs se sont rués sur certaines denrées, notamment le papier hygiénique, et en ont acheté de cinq à dix fois plus que d’habitude, il a fallu intervenir pour gérer la demande. Par exemple, les détaillants pouvaient limiter les quantités achetées par chaque client.

De nouvelles approches en matière de chaînes d’approvisionnement apparaîtront-elles au cours des prochaines années?

Je crois que oui. Mais pour qu’elles deviennent réalité, il faudra qu’elles puissent être soutenues par des systèmes comme le flowcasting.


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Je me souviens de ce jour où, alors que nous travaillions à intégrer une chaîne d’approvisionnement avec un gros client et que nous faisions des simulations, un type a dit : « Je viens de découvrir une occasion en or! » grâce au flowcasting, il avait repéré, pour un produit particulier, la possibilité de remplir un camion et de distribuer directement ce produit en réduisant le trajet afin d’alimenter un circuit de magasins. Le fait que la chaîne soit intégrée, que tous les intervenants, de l’usine aux détaillants, aient accès aux mêmes informations, a permis de déterminer un volume de produits à livrer plus efficacement. C’est donc une occasion pour tous, dans la chaîne, d’épargner temps et argent. Lorsque tout le monde parle le même langage, c’est plus facile de se comprendre. C’est la clé.


Note

1 Martin, A., Doherty, M., et Harrop, J., Flowcasting – the Retail supply Chain – slash inventories, out-of-stock and Costs with Far Less Forecasting, Winooski (Vermont), Factory 2 Shelf Publishing, 2006, 304 pages.