Entre la doctrine conventionnelle qui préconise de ne jamais échouer et celle, plus moderne, qui commande d’échouer souvent et rapidement, Amy Edmondson, professeure à la Harvard Business School, soutient qu’il y a des échecs souhaitables et d’autres qu’il faut absolument éviter. Dans son nouveau livre Right Kind of Wrong: The Science of Failing Well [1], l’experte en leadership et en gestion explique que les entreprises doivent apprendre à distinguer les divers types d’échecs, afin d’être en mesure de tirer des leçons de leurs défaillances.

Que disent les chefs d’entreprise lorsque vous leur dites qu’ils peuvent échouer avec succès?
En général, ils n’aiment pas y penser, même si l’échec est inhérent aux affaires. L’objectif de mon livre est d’expliquer que c’est un art de savoir jauger les échecs. Il y en a des bons et des mauvais, des petits et des grands. En tirer les bonnes leçons, ça tient presque d’une science.

Vous parlez de trois différents types d’échecs. Quel est le premier type, celui que vous définissez selon l’expression «les échecs de base»?
L’échec de base a une seule cause, qui est principalement l’erreur humaine. Un mot de trop, une erreur de jugement ou, comme je le raconte, un accident de voiture provoqué par un sac d’emplettes mal rangé qui est allé se loger sous la pédale de frein.

Pourquoi est-il important que les chefs d’entreprise fassent la distinction entre une erreur et un échec?
Parce qu’une erreur n’est pas un échec, justement. Autrement dit, toutes les erreurs ne provoquent pas nécessairement un échec. Ce dernier survient plutôt quand il y a absence de formation et de soutien préventif.

Le dirigeant doit donc s’efforcer de rompre le lien qu’il fait entre l’erreur et l’échec, en repérant l’erreur et en la corrigeant avant que quelque chose de grave se produise.

Quelle est la meilleure façon de procéder?
Il faut d’abord mettre en place des systèmes qui encouragent les employés à s’exprimer. Certaines organisations ont travaillé pour créer ce genre de culture. Chez Toyota, par exemple, les travailleurs sur la chaîne de production peuvent tirer la corde d’andon quand ils voient un problème surgir. Les cadres, les responsables de la maintenance et les autres travailleurs sont alors prévenus d’un problème de qualité ou de processus. Les travailleurs sont encouragés à poser ce geste, même s’ils ont un doute. S’il s’agit d’une fausse alerte, l’arrêt est considéré comme une sorte d’exercice, et non comme une erreur.

L’objectif est donc de créer une culture de la prise de parole?
Oui, absolument. Les chefs d’entreprise doivent admettre que les êtres humains sont faillibles. Même les plus talentueux et les plus motivés commettent des erreurs à cause de la fatigue, par inexpérience, par distraction, ou parce qu’une règle a été enfreinte, parfois délibérément.

D’ailleurs, je ne recommande pas de sanctionner les échecs de base. Cela crée de l’anxiété et entraîne d’autres erreurs. La punition a pour principal effet d’empêcher les gens de s’exprimer.

Vous parlez d’un biais de confirmation qui empêche les gens de voir les erreurs. De quoi s’agit-il exactement?
Nous sommes enclins à ne remarquer que les éléments qui appuient notre vision des choses; c’est ce qu’on appelle le biais de confirmation. Par conséquent, nous avons tendance à passer littéralement à côté de tout ce qui contredit nos idées.

Pour les entreprises, la meilleure façon de surmonter le biais de confirmation consiste à susciter la prise de décisions importantes en équipe, tout simplement parce que tous n’auront pas les mêmes biais. La création d’équipes composées de personnes issues de milieux différents et pourvues d’expériences variées favorise l’ouverture sur des perspectives diverses qui permettent souvent d’anticiper les problèmes.

J’aime aussi beaucoup l’idée de Gary Klein, un consultant en gestion qui recommande de faire un pré-mortem, c’est-à-dire un exercice qui permet, avant même qu’un projet débute, de réfléchir à ce qui pourrait faire en sorte qu’il échoue.

L’échec intelligent est le deuxième type d’échec que vous décrivez dans votre ouvrage. De quoi s’agit-il?
Un échec intelligent n’est pas causé par l’ignorance ou par une erreur de jugement. Il découle au contraire d’une tentative d’amélioration. Cet échec survient lorsqu’on procède par tâtonnement, quand notre objectif n’est pas clair ou que les techniques ne sont pas bien maîtrisées. Le chirurgien qui a réussi le premier pontage cardiaque avait échoué plusieurs fois avant de réussir, mais il a échoué intelligemment.

N’est-ce pas tout simplement une façon de parler d’innovation et de prise de risque?
Oui, bien sûr. Il est tout de même important de pouvoir parler précisément d’échec, même si les chefs d’entreprise n’aiment pas ce mot! Je m’explique. Je suis mariée à un scientifique et je sais donc pertinemment que les bons chercheurs échouent plus souvent qu’ils ne réussissent et ne craignent pas de dire que leur expérience en laboratoire a échoué. Il serait inconvenant de dire les choses autrement! Les chefs d’entreprise doivent suivre cet exemple.

C’est en prenant des risques intelligents qu’on connaît des échecs intelligents. Dans le cadre de la poursuite d’un objectif spécifique, un échec n’est pas un accident. Il résulte d’une hypothèse fondée sur une analyse qui donne des raisons de croire que cela pourrait marcher. L’important, c’est de ne pas tout miser sur un risque indu et d’utiliser son temps et ses ressources à bon escient.

Les dirigeants devraient donc encourager ces échecs intelligents?
Oui. La principale chose que les dirigeants doivent comprendre, c’est que s’ils veulent innover et faire progresser leur organisation, ils doivent encourager les gens à explorer de nouveaux territoires. Mais il existe un risque plus grave encore : s’ils n’essaient rien de nouveau, ils finiront par échouer, parce qu’ils n’auront pas réussi à suivre le marché.

En tant que psychologue, je crains que si nous ne pensons pas à l’échec intelligent, nous envoyions le message que tout échec est mauvais. Le rôle des dirigeants est donc d’aider les gens à prendre des risques intelligents.

Le troisième type d’échec que vous évoquez est l’échec complexe. La catastrophe récente du pont Francis Scott Key à Baltimore, percuté par un porte-conteneurs, n’en est-elle pas un bon exemple?
Oui. Les échecs complexes ont des causes multiples. L’enquête révélera tous les facteurs qui ont contribué à cette catastrophe et ils seront certainement nombreux : infrastructure vieillissante, défaut de conception du pont, défaillance du porte-conteneurs, affaiblissement de la structure par la circulation lourde, erreur humaine, manque de jugement... Les échecs complexes découlent souvent de facteurs qui, pris isolément, n’entraîneraient pas de défaillance. C’est leur confluence, parfois soudaine, qui cause l’échec.

Pourquoi est-il si important de distinguer les échecs complexes des autres types d’échecs?
Parce qu’ils sont en augmentation. Cela s’explique en partie par la complexité même de notre société, avec ses chaînes d’approvisionnement et ses technologies. Dans les années 1970, le sociologue Charles Perrow constatait qu’il existait certains environnements, comme les centrales nucléaires ou le trafic aérien, où la complexité était saillante et inhérente.

Aujourd’hui, grâce aux technologies de l’information, tout est interconnecté dans toutes les chaînes d’approvisionnement. Le risque que survienne une défaillance de système est de plus en plus grand. Les dirigeants doivent être conscients de cette vulnérabilité.

Quelle est la meilleure façon de prévenir de telles situations?
Comme c’est le cas pour les échecs de base, les échecs complexes exigent des dirigeants qu’ils favorisent une «culture de la parole». Plus il y a d’alertes et de signaux précoces qui sont transmis, plus les organisations sont en mesure d’anticiper les situations qui peuvent dégénérer.

Les entreprises doivent donc inciter les membres du personnel à exprimer leurs préoccupations en réunissant les conditions gagnantes. Or, il existe de nos jours un autre problème, qui consiste à se laisser submerger par la complexité d’une situation et à négliger les facteurs qui pourraient éventuellement provoquer un échec complexe – ou à prendre des raccourcis. Les défaillances complexes sont constituées d’un peu de ceci et d’un peu de cela, de sorte que les travailleurs peuvent se gratter la tête et se demander si une préoccupation vaut vraiment la peine d’être exprimée.

Au risque de devenir le bouc émissaire?
Désigner un bouc émissaire, un fournisseur, par exemple, permet de se tirer d’affaire d’un point de vue cognitif et souvent juridique. Mais en rejetant la responsabilité de l’échec sur une personne, l’entreprise n’apprend rien et sera démunie devant le prochain échec complexe qu’elle connaîtra. Or, l’échec complexe est une occasion d’apprentissage, parce qu’il nous force à poser un diagnostic approfondi et réfléchi. Cela nous amène à découvrir ce qui s’est réellement passé et pourquoi, et à apporter les changements nécessaires pour éviter que cela se reproduise.

Vous parlez de l’importance, pour les dirigeants, d’encourager l’état d’esprit d’apprentissage par opposition à l’état d’esprit figé. Quelle est la différence?
L’idée vient de l’excellent travail de la psychologue américaine Carol Dweck. La plupart d’entre nous sommes dans un état d’esprit figé, ce qui signifie que nous pensons que notre intelligence est invariante et que les individus naissent avec un QI élevé et des talents spécifiques, comme être doué en mathématiques ou bon au tennis. Lorsque vous êtes dans un état d’esprit d’apprentissage, vous pouvez penser que vous êtes un bon joueur de tennis parce que vous vous entraînez huit heures par jour.

Dans le même sens, une personne peut être bonne en mathématiques parce qu’elle s’est efforcée de mieux comprendre le sujet. Autrement dit, plus on se débat avec des problèmes et des énigmes jusqu’à les résoudre, plus on devient compétent. Le problème de l’état d’esprit figé, c’est qu’il fait craindre l’échec. Personne ne veut avoir l’air incompétent dans un domaine où il est censé être «naturellement» bon. Mais cela signifie qu’on ne prend pas de risques pour se développer, alors que c’est ce qu’on doit faire pour acquérir les compétences et les connaissances nécessaires pour être efficaces dans son travail!

Les chefs d’entreprise doivent envoyer des messages clairs sur l’importance qu’ils accordent à l’esprit d’apprentissage. Plus nous nous investissons, plus nous nous efforçons d’atteindre des objectifs vraiment ambitieux et plus nous progressons, même si nous risquons d’échouer.

Selon vous, les entreprises peuvent-elles tirer des leçons de tous les types d’échecs?

Au cours de ma carrière, je me suis intéressée à l’apprentissage organisationnel. Or, les échecs sont tous des occasions d’apprentissage potentielles. Même les défaillances les plus élémentaires peuvent être considérées comme une chance de plus d’apprendre quelque chose. Lorsque j’étais jeune, de nombreux enfants se retrouvaient chaque année aux urgences parce qu’ils avaient trouvé le chemin de l’armoire à pharmacie et avaient avalé un médicament qu’ils n’auraient pas dû prendre, jusqu’à ce qu’un médecin astucieux ait l’idée de munir les flacons de bouchons à l’épreuve des enfants.

Ce que j’appellerais aujourd’hui une «culture saine de l’échec» est une culture de la sécurité psychologique, où les travailleurs pensent qu’il est possible de parler de leurs préoccupations, de poser des questions et d’exprimer des opinions divergentes. Cela exige que les dirigeants fassent preuve d’un engagement fort et croient en la valeur de l’expérimentation, même si cette dernière entraîne nécessairement des échecs.

Les enjeux sont souvent considérables, qu’il s’agisse de la chute d’un pont, de la sécurité de patients ou tout simplement de la croissance d’une entreprise. Dans tous les domaines, la réussite dépend vraiment de la volonté des dirigeants d’être aussi disciplinés et rigoureux que possible pour éviter les mauvais échecs. Ils doivent être aussi courageux et aussi réfléchis que possible, afin de savoir reconnaître les bons échecs, ceux qui permettent d’explorer de nouveaux horizons.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion


Note

[1] Edmondson, A., Right Kind of Wrong: The Science of Failing Well, New York, Atria Books, 2023, 368 pages.