Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

L'automatisation et l'intelligence artificielle font couler beaucoup d'encre en raison des promesses qu'elles font miroiter et des risques qu'elles font peser sur le marché de l'emploi. Cette transformation, qu'on appelle la quatrième révolution industrielle, affectera non seulement les salariés mais aussi les gestionnaires. Portrait d'une gestion algorithmique qui s'implante à un rythme étourdissant.

Au fil des ères successives de l’industrialisation, le monde du travail a traversé plusieurs périodes d’automatisation des tâches. Malgré ces transformations, les fonctions managériales, historiquement associées au contrôle, à la prise de décision stratégique et à la supervision du personnel, ont toujours été des responsabilités exclusivement humaines.

Or, les algorithmes constituent maintenant des outils de gestion de plus en plus prisés qui, parfois, remplacent complètement les gestionnaires. Capables de traiter rapidement des masses gigantesques de données, les algorithmes sont aptes à « prendre » des décisions qu’on estime plus objectives et plus neutres.


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Comme ils peuvent apprendre de manière autonome et améliorer continuellement leur performance, ils se font confier des responsabilités managériales. Résultat : un nombre croissant d’employés dans le monde sont désormais « supervisés » par des algorithmes1.

La gestion algorithmique a fait son apparition dans le secteur des transports. La multinationale américaine Uber a été la pionnière de la gestion des ressources humaines au moyen d’algorithmes avec son système controversé d’assignation des courses et d’évaluation de la performance des chauffeurs2.

À peine quelques années plus tard, les « algorithmes superviseurs » sont devenus monnaie courante dans les domaines du transport urbain et du transport de marchandises; ils émergent peu à peu dans le secteur manufacturier, dans le domaine du commerce de détail, dans l’industrie minière et portuaire, dans le domaine de la restauration et même dans le secteur de la santé.

Mais quelles sont les tâches qu’un algorithme peut réaliser à la place des gestionnaires? Les fonctions managériales concernées par ce phénomène peuvent être réparties en quatre catégories : contrôle, coordination du travail, gestion des ressources humaines et rétroaction (voir le schéma ci-dessous).

Les algorithmes utilisés dans le domaine des transports déterminent ainsi les trajets des livreurs puis les ajustent en temps réel grâce à la géolocalisation des véhicules. Le même système de prise de décision automatisée permet ensuite d’évaluer le rendement des conducteurs quant à l’atteinte des objectifs, et ce, en fonction des évaluations menées auprès de la clientèle au moyen de courts sondages transmis automatiquement après l’utilisation des services.

Dans le commerce de détail, des capteurs de pas et de vibrations installés dans les planchers des magasins permettent aux algorithmes de cartographier avec précision l’achalandage actuel afin de mieux prédire l’achalandage futur, ce qui facilitera la préparation des horaires de travail des employés et maximisera l’utilisation du personnel sur place.

Mais ils donnent surtout l’occasion d’évaluer le rendement du personnel en combinant les données des ventes avec celles de l’achalandage. Ces exemples semblent favoriser la flexibilité et la capacité des organisations à s’adapter rapidement à leur environnement, et ce, sans nécessiter l’intervention de gestionnaires humains.

Des ombres au tableau

La gestion algorithmique comporte des risques et des inconvénients qu’on semble parfois occulter lorsqu’on l’adopte de façon précipitée3. Tout d’abord, les décisions algorithmiques auraient tendance à susciter un sentiment d’injustice et des émotions négatives chez les employés, ceux-ci ne connaissant que rarement les critères qui ont mené à certaines directives4.

De plus, la gestion algorithmique tend à précariser les emplois et à accroître le stress du personnel en établissant des horaires fondés sur la demande anticipée en matière de main-d’œuvre et en multipliant les indicateurs utilisés pour mesurer la performance des employés.

Par ailleurs, bien que les algorithmes soient généralement décrits comme des formules objectives et neutres, c’est rarement le cas. En effet, plusieurs des caractéristiques inhérentes aux algorithmes peuvent être source d’erreurs et de biais subjectifs5.

Les algorithmes ont besoin de données nombreuses et fiables pour « prendre » des décisions optimales. Pour cela, ils dépendent de données historiques et d’informations recueillies en temps réel. Toutefois, ces données sont souvent incomplètes, voire erronées, ce qui peut remettre en question la valeur des solutions proposées.

De plus, les algorithmes ne sont pas neutres en soi, car ils reflètent nécessairement les intentions de leurs concepteurs, qui les élaborent pour atteindre des objectifs précis. Chaque algorithme mène à une multitude de petites décisions : priorisation, classification, association, tri, etc. selon la façon dont les données sont choisies, classées et présentées (types de graphiques, choix de couleurs, ordre de présentation, etc.), tout algorithme traduit une conception du monde qui n’est pas objective car elle résulte de choix humains, ce qui crée des environnements organisationnels où certaines idéologies et convictions l’emportent sur d’autres.

Par exemple, lors d’un processus de recrutement, les algorithmes de sélection évaluent les candidatures reçues en attribuant une note plus ou moins élevée selon le vocabulaire utilisé dans les curriculum vitæ.

Chez Amazon, cela a posé de sérieux problèmes, car l’algorithme utilisé à l’époque favorisait très fortement les candidats masculins et évaluait même le recours au mot women (« femmes ») de façon négative, ce qui accentuait les effets discriminatoires des critères retenus. Le renforcement ou la reproduction de certains comportements ainsi que l’imposition de certaines logiques par les algorithmes peuvent ainsi accroître les inégalités existantes tout en leur conférant une certaine normalité.

Pour une gestion algorithmique raisonnée

Les entreprises qui désirent implanter de tels systèmes doivent respecter les critères énumérés ci-dessous pour atteindre les résultats escomptés sans que leurs employés subissent de préjudices :

1) Miser sur la transparence des algorithmes

Le processus décisionnel sur lequel s’appuient les algorithmes doit être expliqué clairement afin de permettre aux employés d’en comprendre la logique, de même que les objectifs et les attentes des gestionnaires6.

2) Se doter d’une charte en matière d’éthique de gestion des données

L’adoption d’une charte dans ce domaine permet de maintenir le lien de confiance avec les employés et de limiter les risques d’utilisation abusive ou frauduleuse des données.

3) Limiter le pouvoir algorithmique

Toutes les tâches managériales ne doivent pas être automatisées ! Il est essentiel qu’un gestionnaire humain demeure aux commandes. Cette personne pourra ainsi être à l’écoute des employés quant aux problèmes liés aux décisions algorithmiques et contribuera à renforcer leur confiance à l’égard du système informatique mis en place.

4) Maintenir les postes intéressants et stimulants

L’organisation cohérente du travail et l’enrichissement des tâches constituent de puissants leviers pour faire en sorte que les salariés trouvent un sens à leur travail. Le pouvoir des algorithmes ne doit pas réduire l’autonomie des employés dans l’exercice de leurs fonctions.

5) S’assurer de la qualité des données

Le bon fonctionnement d’un algorithme dépend primordialement de la qualité des données utilisées. Les données historiques doivent être triées avant de servir à alimenter un algorithme. Les données actuelles, quant à elles, doivent être saisies avec précision, ce qui entraîne nécessairement des activités de formation du personnel ainsi qu’un travail de documentation des processus mis en œuvre. De plus, les données ayant trait au degré de satisfaction de la clientèle constituent un volet fondamental de la gestion algorithmique, mais elles ne sont pas toujours fiables : il faut les collecter avec rigueur et en évaluer la qualité de manière continue.

Gardons une certaine dose d’humanité

Malgré ses avancées spectaculaires, l’intelligence artificielle est encore bien loin de pouvoir se substituer aux qualités humaines d’un bon gestionnaire.


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S’il est maintenant possible d’automatiser certaines fonctions managériales, il n’est pas recommandé de les remplacer complètement par des dispositifs technologiques. La présence et le rôle d’un superviseur ou d’un gestionnaire demeurent essentiels. La chaleur humaine, l’empathie et l’humour dans le domaine de la gestion seront toujours valorisés.


Notes

1 Wesche, J. S., et Sonderegger, A., « When computers take the lead : the automation of leadership », Computers in human Behavior, vol. 101, décembre 2019, p. 197-209.

2 Rosenblat, A., Uberland – how Algorithms Are Rewriting the Rules of Work, Berkeley, University of California Press, 2018, 226 pages.

3 Duan, Y., Edwards, J. S., et Dwivedi, Y. K., « Artificial intelligence for decision making in the era of Big Data: evolution, challenges and research agenda », international Journal of information  Management, vol. 48, octobre 2019, p. 63-71.

4 Lee, M. K., « Understanding perception of algorithmic decisions : fairness, trust, and emotion in response to algorithmic management », Big Data & society, vol. 5, n° 1, mars 2018, p. 1-16.

5 O’Neil, C., Weapons of Math Destruction – how Big Data increases inequality and Threatens Democracy, Largo (MD), Crown Books, 2016, 272 pages.

6 Lindebaum, D., Vesa, M., et den Hond, F., « Insights from The Machine stops to better understand rational assumptions in algorithmic decision- making and its implications for organizations », Academy of Management Review (à paraître).