Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

La chaîne de blocs contribuera-t-elle à décentraliser les administrations publiques et à les rendre plus transparentes? La numérisation accélérée des activités humaines contraint toutes les organisations à revoir leurs façons de faire. Bien entendu, l’État n’échappe pas à cette exigence. Or, 

En novembre 2018, la chaîne d’hôtels Marriott International a annoncé avoir détecté une grave intrusion informatique dans sa base de données clients. Près de 500 millions de comptes d’utilisateurs comportant des données personnelles auraient en effet été dérobés à cette multinationale américaine.

De telles atteintes à la sécurité informatique sont de plus en plus fréquentes. Si ce phénomène soulève de vives inquiétudes, la perspective d’une attaque similaire contre les bases de données gouvernementales effraie bien davantage.

Le groupe hôtelier Marriott emploie déjà certains des experts les plus réputés dans le monde en matière de gestion des données et de cybersécurité. Uniquement au Canada, il est loin d’être certain que ce soit le cas de chacune des agences municipales, provinciales et fédérales qui recueillent les données d’un grand nombre de citoyens.

Définition de la chaîne de blocs

Une chaîne de blocs enregistre tous les échanges entre les participants d’un réseau sur une liste où chaque transaction, dotée d’une signature cryptée, est irrévocable. Horodatée, chaque inscription renvoie aux transactions précédentes. Quiconque en détient les droits d’accès peut examiner n’importe quelle transaction, à n’importe quel moment, pour un participant donné. La chaîne de blocs constitue une des manières de structurer les données selon le principe des registres distribués.

Un défi à la fois technique et culturel 

Paradoxalement, la gestion en silo des données au sein d’une multitude d’organismes gouvernementaux fait en sorte que nos rapports avec l’État se complexifient. Elle requiert que nous ayons recours à des noms d’utilisateur différents sur diverses plateformes et que nous utilisions des codes d’accès variés. On peut donc dire que l’information est « multicentralisée »; cependant, tous les maillons de cette chaîne n’ont certainement pas pris les mêmes mesures pour sécuriser les données que leur ont confiées les citoyens, qui se retrouvent face à une fonction publique morcelée. Résultat ? La qualité de l’« expérience citoyen » varie grandement d’une agence gouvernementale à une autre.

Dans plusieurs pays occidentaux, certains fonctionnaires dévoués et visionnaires ont commencé à s’intéresser à une innovation relativement récente : la chaîne de blocs. Parmi ses nombreux avantages, cette technologie réduit surtout le risque d’existence d’un maillon faible en distribuant un registre (ou banque) de données encrypté qui en renforce la sécurité.

La chaîne de blocs pourrait contribuer à la transformation des organismes publics contemporains grâce à une approche à trois volets. Tout d’abord, cette technologie est décentralisée : plutôt que d’être contrôlé par un seul organe central, le registre de données est authentifié par un ensemble d’organismes. Ensuite, elle est transparente, toutes les parties disposant d’un même droit d’accès au registre. Enfin, le registre est immuable, dans la mesure où il est théoriquement impossible de modifier les données qui s’y trouvent.

Cette approche constitue un grand défi pour les organisations gouvernementales, puisqu’elle suppose qu’on envisage et conçoive la fonction publique non plus comme l’articulation d’un organigramme pyramidal mais comme le produit d’un ensemble d’organismes publics partageant un registre de données commun.

En matière d’implantation, le défi est donc double : d’abord, adapter les cultures organisationnelles et les processus actuels pour favoriser l’efficacité, la transparence et l’inclusion sociale ; ensuite, s’assurer d’avoir recours à ce type de solution là où il est le plus approprié, et ce, en adoptant une approche technique simple et efficace.


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Pour aller plus loin

American Council for Technology (ACT) et Industry Advisory Council
(IAC), « Enabling Blockchain Innovation in the U.S. Federal Government » et « Blockchain Playbook for the U.S. Federal Government » (document d’introduction et livre blanc du Blockchain Working Group de ces organismes), octobre 2017 et avril 2018.
Woods, J., « Blockchain: Public Sector Use Cases », Crypto Oracle (plateforme de blogues en ligne), 2 octobre 2018.
Killmeyer, J., White, M., et Chew, B., « Will Blockchain Transform the Public Sector ? Blockchain Basics for Government », Deloitte University Press, 2017, 17 pages.
Parker, D., « How Governments Are Using Blockchain Technology », article en ligne, In The Black, 22 août 2018


Complexité et expérimentation

Dans le contexte des administrations publiques, le recours aux chaînes de blocs pose plusieurs problèmes, notamment la complexité de l’implantation de telles solutions.

En 2016, Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique et de l’innovation en France, avait à juste titre évoqué la capacité limitée des États à payer le prix du marché pour embaucher des développeurs et des analystes informatiques de haut niveau. En effet, la concurrence que se livrent les entreprises technologiques pour mettre la main sur ces talents mène à une surenchère effrénée qui fait grimper les salaires largement au-dessus des barèmes prévus par les administrations publiques.

En dépit de ces obstacles, plusieurs pays tentent d’utiliser les chaînes de blocs afin de résoudre une variété de problèmes. Dans un rapport1 daté de février 2017, la firme McKinsey citait l’exemple de la Suède, dont le système d’enregistrement et de transfert des propriétés immobilières était complexe et coûteux. La transition vers un registre de données décentralisé et automatisé a réduit le recours aux tiers, accéléré la recherche de titres fonciers et contribué à faciliter les échanges entre les institutions financières, les citoyens et l’État (registre foncier) pendant les transactions immobilières.

Toujours à l’avant-garde en matière de gouvernance numérique, l’Estonie a quant à elle achevé la mise sur pied de la Keyless Signature Infrastructure, un système qui permet notamment d’unifier l’accès et l’authentification des citoyens auprès de toutes les agences gouvernementales estoniennes, y compris la gestion électronique des données médicales.

Un récent rapport de l’OCDE2 a relevé certaines utilisations potentielles des chaînes de blocs dans les administrations publiques, notamment pour les systèmes informatisés de rémunération des employés de l’État, de remboursement des dépenses et de suivi des actifs gouvernementaux, qui pourraient être en grande partie automatisés grâce aux chaînes de blocs.

Dans ces contextes, les avantages des chaînes de blocs sont nombreux :

  1. Les registres de données sont authentifiés par l’ensemble des parties qui y contribuent,
  2. Ils sont transparents, car tous les intervenants ont les mêmes droits d’accès,
  3. Les modifications et les ajouts aux chaînes de blocs doivent être autorisés par toutes les parties, une sorte de preuve d’autorité qui est également la norme dans le secteur gouvernemental,
  4. Enfin, l’authentification fréquente des informations ajoutées contribue à la mise à jour des registres.

Qui dit innovation dit obstacles

La chaîne de blocs permet d’imaginer de nouvelles manières d’établir la confiance entre plusieurs parties prenantes et de renforcer le fonctionnement des organismes publics. En effet, grâce à son caractère décentralisé, la chaîne de blocs réduit la vulnérabilité de maillons faibles pouvant être l’objet de cyberattaques ou de perturbations plus ou moins graves tout en accroissant la perspective d’une non-interruption de service et de résilience du registre de données. Or, la nature même de la chaîne de blocs s’oppose en partie à la gestion traditionnelle des administrations publiques.

Un premier obstacle a trait au caractère immuable du registre de données. En effet, la chaîne de blocs ne permet pas la mise à jour ni la suppression d’éléments d’archives, alors conservés de façon permanente. Dans le contexte européen, où le droit à l’oubli fait l’objet de débats passionnés, le recours à une chaîne de blocs permanente ne permet pas de modifier ou de supprimer les données des citoyens. Cela contrevient également aux nouvelles normes édictées en vertu du règlement général sur la protection des données adopté par le Parlement européen en 2016.

Deuxième obstacle : la chaîne de blocs n’est pas conçue pour servir à l’entreposage de vastes quantités de données. Elle est pensée comme un registre de transactions, ce qui restreint le champ des possibilités, particulièrement lorsqu’il s’agit de fortes populations et de données structurées ou complexes.

Enfin, la gouvernance des chaînes de blocs, notamment la sélection des ayants droit légitimes ainsi que la décentralisation et la transparence des registres, pose problème dans des pays où la centralisation du pouvoir et de l’information est la norme.


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Que peut faire le secteur public?

La transformation numérique est un phénomène complexe qui ne se limite pas à la seule question des registres de données. Et la chaîne de blocs n’est qu’un outil parmi tant d’autres.

Dans ce contexte, il est impératif que l’État, ses administrateurs et ses employés maintiennent un niveau suffisant de connaissances à ce sujet, ne serait-ce que pour pouvoir adopter un point de vue réfléchi, déterminer des priorités, effectuer des choix et opter pour des partenaires afin de mettre en œuvre des solutions simples et efficaces. Enfin, les agents de changement des différents organismes concernés peuvent contribuer à la création de communautés de pratique, qu’elles soient internes ou interorganisationnelles, afin d’instituer et de partager les meilleures pratiques liées à l’implantation de chaînes de blocs.


Notes

Cheng, S., Daub, M., Domeyer, A., et Lundqvist, M., « Using Blockchain to Improve Data Management in the Public Sector », article en ligne, McKinsey & Co., février 2017.

Berryhill, J., Bourgery, T., et Hanson, A., « Blockchain Unchained – Blockchain Technology and its Use in the Public Sector », OCDE, document de travail sur la gouvernance publique n° 28, 19 juin 2018, 52 pages.