Les crises économiques ou sanitaires n’ont pas que des effets négatifs. Elles offrent aussi l’occasion de se questionner en profondeur sur la raison d’être des entreprises. Les dirigeants d’entreprise, et bien sûr les consommateurs/citoyens, vous posent la question : à quoi sert votre entreprise? En quoi est-elle utile à la société?

Vers une entreprise progressiste, par André Coupet, Les Éditions Paris Québec Inc., disponible sur le site www.entrepriseprogressiste.com


L’engouement actuel de bon nombre d’entreprises pour se définir ou se redonner une raison d’être est palpable des deux côtés de l’Atlantique. Aux États-Unis, il trouve sa source dans le nouveau courant de la «Purpose Economy1», cette économie du sens qui provient d’une raison d’être des entreprises au service de la société, alors qu’en France, il s’inscrit dans l’élan qui a suivi la mise en œuvre de la loi PACTE2. Dans un cas comme dans l’autre, on devrait privilégier une démarche réfléchie, structurée, afin de répondre aux six grands enjeux que l’exercice de définition d’une raison d’être sous-tend. Voici lesquels. 

1er enjeu : une compréhension commune

Il importe de ne pas juxtaposer à ce qu’on appelle habituellement la mission de l’entreprise, un nouvel énoncé orienté sur l’utilité «sociale», en désignant un problème de fond de la société ou une contribution à un monde meilleur. En effet, il ne peut y avoir deux documents fondateurs dans une entreprise, la mission d’un côté et la raison d’être de l’autre, sans générer un risque d’opposition entre les deux.

La raison d’être élargit la mission. En fait, elle l’inclut et lui un apporte un sens nouveau, axé sur l’utilité à l’égard de la société. La raison d’être répond à la question «Pour Quoi» (en deux mots), alors que la mission devrait répondre à la question «Comment».

Selon la définition adoptée par Entreprise et Progrès, «La Raison d’être définit le sens que l’entreprise avec ses parties prenantes souhaite donner à ses activités. Elle guide ses choix stratégiques avec une double volonté : celle d’avoir une UTILITÉ spécifique à l’égard de la Société au service d’un monde meilleur, et celle d’apporter une CONTRIBUTION, unique si possible, à ses clients et à toutes ses parties prenantes».

Il revient donc à chaque entreprise de définir ses ambitions et de choisir ses engagements envers la société et envers ses clients avec des objectifs précis dans le temps. Pour une entreprise progressiste, la raison d’être est donc bien économique ET sociétale, avec l’idée d’une souscription au BUT avant tout, plutôt qu’au résultat et aux moyens. Conformément à l’expression de John McKay, fondateur de Whole Foods Market, « Purpose before profit », le profit devient ainsi un moyen.

2e enjeu : en faire un exercice fédérateur

Les cinq composantes de l'entreprise progressiste

FIGURE 1 : Les cinq composantes de l'entreprise progressiste

Lorsque le dirigeant d’une entreprise souhaite initier un processus de définition de la raison d’être de son organisation, il aurait avantage à éviter un cadrage trop précis et ouvrir un questionnement auprès de l’ensemble des parties prenantes : employés, clients, fournisseurs, actionnaires, citoyens (de la communauté, du territoire, etc.).

Une recherche de type qualitatif, très ouverte, devrait être effectuée avec des représentants des parties prenantes autour de questions centrées sur leurs attentes vis-à-vis de l’organisation, sur leurs besoins immédiats et sur ce que pourrait faire l’entreprise pour contribuer à un monde meilleur, et ce, en tâchant d’être leplus concrète possible. Les entretiens pourraient se conclure sur ce que les parties prenantes seraient prêtes à faire avec l’entreprise pour contribuer à ce monde meilleur.

L’exécutif, dans un exercice de réflexion authentiquement stratégique, aura ensuite un exercice de synthèse à réaliser. L’usage ici d’une «matrice de matérialité» serait particulièrement approprié : cet outil permet de positionner les enjeux sociétaux d’une entreprise en fonction de l’importance qu’ils revêtent à la fois pour les parties prenantes et pour l’entreprise elle-même. Lui incombe enfin de proposer les choix d’énoncés les plus pertinents au conseil d’administration, puis à l’assemblée des actionnaires.

3e enjeu : la raison d’être comme levier de la stratégie

La raison d’être n’est pas l’aboutissement d’une politique de développement durable, même si les organisations engagées depuis longtemps en responsabilité sociale des entreprises (RSE) verront un puissant outil supplémentaire de mobilisation. La raison d’être, économique et sociétale, constitue plutôt la fondation de la stratégie, comme le souligne une récente publication de la Harvard Business Review3 et le démontre le modèle de l’entreprise progressiste incluant cinq composantes (voir figure 1).

La réflexion stratégique doit tout d’abord définir une proposition de valeur forte, distinctive, attrayante, faisable – mais pas seulement en faveur du seul client, mais aussi des salariés, des fournisseurs et des diverses parties prenantes –, puis dérouler les stratégies appropriées pour délivrer ces différentes propositions de valeur.

Pour les entreprises qui veulent se repositionner au carrefour de l’économie et de l’humanisme, en partant d’un énoncé de raison d’être fort, voire radical, il s’agira ici de bien intégrer les initiatives sociétales au sein des initiatives économiques, afin qu’il n’y ait plus un plan d’affaires d’un côté et des actions sociétales de type RSE ou philanthropiques de l’autre. L’exercice de définition de la raison d’être fournit donc une formidable opportunité de briser la dichotomie entre l’économique et le social ou sociétal et permettre la fusion des deux volets, logique et stimulante au sein du modèle d’affaires.

4e enjeu : la crédibilité de la raison d’être

FIGURE 2 : Les trois étages de la raison d'être

FIGURE 2 : Les trois étages de la raison d'être

Décliner la raison d’être dans le plan stratégique est bien sûr le premier gage de sa crédibilité, mais il faut également mentionner trois éléments qui permettront de la rendre tangible.

1 - Doter la raison d’être d’engagements concrets. Il s’agira de dire, par exemple, que «nous privilégions tel réseau de distribution et éliminerons tel autre», ou encore «désormais, les produits et services offerts devront répondre à tels critères», ou encore «d’ici 2025, nous serons carboneutres».

2 - Doter la raison d’être de preuves, et donc d’indicateurs de suivi à inscrire au sein de la performance globale de l’entreprise. En adéquation avec les engagements précédents, le tableau de bord de l’entreprise disposera, en plus des indicateurs économiques classiques, d’indicateurs reliés à l’idée d’utilité sociétale inscrite dans sa raison d’être. Bien sûr, l’entreprise disposera d’un indicateur d’adhésion, de «fidélité» à sa raison d’être, mais surtout – et ce n’est ni simple, ni facile –, elle aura des indicateurs qui mesurent l’amélioration de la santé dans sa communauté, si c’est ce thème qui aura été inscrit dans sa raison d’être. C’est d’ailleurs ce que fait Danone, qui décrit sa raison d’être ainsi : «Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre».

3 - S’assurer de la cohérence de l’énoncé de la raison d’être avec les valeurs de l’entreprise. En effet, on ne peut prétendre engager toute l’organisation dans une démarche de réduction des GES et, parallèlement, rouler ostensiblement dans une voiture fortement émettrice de CO2. Ni promouvoir l’inclusion dans la communauté et continuer à ne recruter que nos semblables... L’exécutif et le conseil d’administration (ou le comité consultatif s’il s’agit d’une PME) auront à «challenger» les propositions de raison d’être avec les valeurs prescrites dans l’entreprise d’une part, et les valeurs effectives d’autre part. Ensuite, ils devront soit ajuster l’énoncé de raison d’être, soit faire évoluer le système de valeurs de l’entreprise.

Pour être crédible, la construction d’une raison d’être devrait ressembler aux trois étages d’une fusée : l’énoncé au premier étage, les grands engagements au second et enfin, les preuves avec des résultats au troisième (voir figure 2).

5e enjeu : la durabilité

Énoncée pour le long terme et sans horizon défini, la raison d’être doit demeurer au fil du temps le guide des orientations stratégiques et des décisions quotidiennes. Elle peut évoluer, bien sûr, mais elle doit néanmoins continuer à susciter une adhésion constante. Pour y parvenir, il importe de mesurer cette adhésion auprès de toutes les parties prenantes, clients et employés en priorité, mais aussi fournisseurs, actionnaires, représentants de la société civile, etc.

Cet enjeu rejoint également celui du capital de marque de toute entreprise. Parmi les attributs de celle-ci, il faudra y retrouver l’engagement de contribuer concrètement à un monde meilleur. Grâce à la raison d’être, la marque ou l’enseigne pourraient se classer parmi les marques «positives».

6e enjeu : la communication

Même s’il faut faire preuve de prudence dans ce domaine, il est important de communiquer. Il importe donc de disposer d’un énoncé sommaire d’une ou deux

Figure 3 : Exemples de raison d'être

FIGURE 3 : Exemples de raisons d'être

phrases, suivi d’un certain nombre d’engagements, et de mettre à disposition du plus grand nombre la totalité de l’énoncé de raison d’être.

Cette communication de la raison d’être devrait, idéalement, répondre aux cinq critères suivants :

  • Engageante: apporter une vraie contribution en faveur de la société;
  • Inclusive : comporter une ouverture explicite ou implicite aux parties prenantes;
  • Stimulante: susciter de l’enthousiasme, par l’originalité et la justesse de ses choix;
  • Crédible: faisable, compatible avec le modèle d’affaires, dotée d’engagements et d’indicateurs;
  • Simple: facile à comprendre et à partager.

Cet énoncé devra être en phase avec le positionnement de l’entreprise et le discours de marque, comme le font Michelin, Communauto, Patagonia ou PRANA. C’est un exercice stimulant, n’est-ce pas?


Références

1 Hurst, A. (2014). The Purpose Economy. How Your Desire For Impact, Personal Growth and Community is Changing the World. Elevate Publishing.

2 «La loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a été adoptée par le Parlement français le 11 avril 2019. Elle vise à donner aux entreprises les moyens d’innover, de se transformer, de grandir et de créer des emplois. Pour y arriver, les entreprises doivent être gérées en prenant en considération les implications sociales et environnementales de leurs activités.» Coupet, A. et Carpentier, P. (2020, 24 avril). La planification stratégique de l’entreprise progressiste : une façon de créer de la valeur. Gestion HEC Montréal

3 «High growth potential companies ( in our survey) have moved purpose from the periphery of their strategy to its core ; they have used it to generate sustained profitable growth and deepen ties with their stakeholders. ». Malnight, T. W., Buche, I. et Dhanaraj, C. (2019, septembre-octobre). Put Purpose at the Core of Your Strategy. Havard Business Review