Article publié dans l'édition Automne 2021 de Gestion

La pandémie de coronavirus a mis en lumière non seulement les avantages mais aussi les limites d’un nouveau fonctionnement organisationnel fondé sur le télétravail. Plusieurs gestionnaires se sont rendu compte que l’instauration massive et soudaine de cette mesure était complexe à gérer. Comment concevoir et mettre en œuvre une politique de télétravail qui respecte la singularité des organisations?

Les activités impliquant des niveaux de risque élevés peuvent-elles être réalisées en télétravail? Comment aborder cette question au regard de la diversité des métiers exercés par les télétravailleurs, des pays où évoluent les entreprises et des différents types d’organisations? Les gestionnaires peuvent-ils animer efficacement des équipes fragmentées entre domicile et bureau?

Toutes ces questions ont émergé lors de rencontres que nous avons faites avec le dirigeant d’une banque de marché française qui compte pas moins de 1 000 collaborateurs répartis sur trois continents. Cette institution souhaitait être accompagnée dans sa stratégie de sortie de crise post-pandémie. Voici les 10 conseils que nous lui avons prodigués.

Conseil n° 1 : Organisez votre auto-examen

L’expérience du confinement sanitaire depuis le printemps 2020 a conduit à l’expérimentation massive du télétravail dans un nombre vertigineux d’organisations privées et publiques du monde entier. Ainsi, à l’issue de notre première rencontre avec le directeur de cette banque de marché française, nous avons synthétisé les cinq préoccupations principales dont il nous a fait part: les problèmes inhérents à la gestion de proximité, la baisse de motivation des membres du personnel, l’affaiblissement de la cohésion des équipes, la performance collective en contexte d’urgence ainsi que la difficulté à clarifier le rôle des gestionnaires.

Par la suite, nous avons mené une enquête auprès des collaborateurs en nous appuyant sur un questionnaire et sur une série d’entretiens avec un échantillon diversifié, représentatif à la fois de l’ensemble des métiers exercés par les membres du personnel de cette banque et de la diversité géographique qui les caractérise. Avec un taux de réponse au questionnaire de 60% et 48 entretiens réalisés, nous disposions donc de données pertinentes pour mener un auto-examen organisationnel.

Conseil n° 2 : Analysez les défis propres à votre organisation par rapport au télétravail

En comparant les perceptions du directeur avec celles des membres de ses équipes, nous avons pu corriger certains biais cognitifs qui risquaient d’influer sur les choix de l’organisation. Un exemple: contrairement à ce à quoi le dirigeant s’attendait, ses collaborateurs ont été élogieux quant à sa gestion de proximité, dont ils ont reconnu l’efficacité. Par ailleurs, ils ont témoigné d’un haut degré de motivation (87 % se sont dits très motivés ou assez motivés) et d’une forte cohésion.

Par ailleurs, alors que 80% des répondants ont déclaré considérer le télétravail comme la question prioritaire pour leur organisation, les entretiens ont permis de constater que les équipes avaient parfois une perception erronée de la raison pour laquelle la direction était réticente à mettre en œuvre des politiques de travail à distance. Alors que les collaborateurs attribuaient cette décision à un manque de confiance envers les équipes, les dirigeants ont confirmé que cette hésitation relevait plutôt d’un souci de bien gérer les risques liés à l’exécution des tâches fortement encadrées dans leur domaine d’activité. La confiance entre les gestionnaires et leurs équipes s’avérait donc un élément crucial dont la direction devait tenir compte lors de l’élaboration d’une politique de télétravail.

Conseil n° 3 : Assurez-vous que vos collaborateurs comprennent bien tous les défis du télétravail

Durant nos échanges avec la direction et avec les membres des équipes, nous avons fait valoir les mérites d’une approche fondée sur les preuves et sur les données probantes1. Grâce à cette démarche, non seulement nous nous sommes assurés de la robustesse de nos analyses en les mettant à l’épreuve lors des discussions informelles qui ont suivi notre présentation, nous avons également pu en renforcer la légitimité en vérifiant que toutes les personnes concernées comprenaient de la même façon les défis posés par l’élaboration et par l’adoption d’une politique de télétravail.

Conseil n° 4 : Faites confiance à vos collaborateurs

Dans la mesure où les collaborateurs ont fait preuve d’un dévouement sans réserve tout au long de la crise sanitaire afin d’assurer la continuité des activités commerciales, il nous est apparu légitime de répondre à leur souhait de renforcer la confiance et de la placer au cœur de la culture organisationnelle. À cet égard, les cadres amenés à piloter l’élaboration d’une politique de télétravail devraient favoriser un leadership humble et se soucier en tout temps de fonder leurs décisions sur la confrontation des idées2.

Par ailleurs, afin d’assurer la prise en compte des intérêts respectifs, nous avons créé trois groupes d’ambassadeurs spécifiques (métiers, régions géographiques, niveaux hiérarchiques). Ensemble, nous avons construit un programme d’ateliers afin de réfléchir collectivement à la politique de télétravail.

Conseil n° 5 : Pensez votre entreprise comme un ensemble de processus et de relations humaines

Pour contextualiser les défis liés à l’instauration du télétravail, ces ambassadeurs ont adopté un regard ethnographique en s’interrogeant sur leur expérience réelle lors de la réalisation de certaines tâches.

Au cours de notre enquête, nous avons compris qu’au sein d’une salle de marchés, la fréquence et le nombre d’interactions verbales entre les opérateurs de marché contribuent de manière significative à leur performance. Dans ce cas précis, l’importance des échanges et le partage rapide d’informations stratégiques peuvent donc constituer des obstacles à la mise en œuvre d’une politique de télétravail. L’approche ethnographique nous a permis de distinguer un certain nombre d’activités nécessitant moins d’échanges ou de relations particulières avec d’autres processus susceptibles de s’adapter plus aisément à une formule de travail à distance.

Conseil n° 6 : Communiquez régulièrement avec vos collaborateurs

En période d’incertitude, la communication est essentielle à la fois pour rassurer le personnel et pour maintenir la cohésion collective. Pour favoriser une communication fluide et efficace, nous avons organisé des réunions mensuelles lors desquelles la direction générale et toutes les équipes se sont associées autour de deux moments: la présentation des résultats financiers (suivie d’une discussion), puis l’exposé de la progression du projet de politique de télétravail.

Conseil n° 7 : Créez des espaces où les conflits peuvent être réglés de façon constructive

En réunissant des ambassadeurs représentatifs de la diversité des équipes, nous avons créé des espaces où il est possible de gérer ce qu’on appelle des conflits constructifs, une notion échafaudée par la pionnière américaine de la théorie des organisations Mary Parker Follett3 (1868-1933). En effet, devant la complexité des expériences de télétravail en période de confinement, le fait de favoriser l’expression de cette diversité impliquait nécessairement l’acceptation des conflits qui peuvent alors survenir.

Afin d’encadrer ces échanges, nous avons donc aménagé des espaces de travail où la transparence, la clarté, le souci d’être compris et de comprendre autrui ainsi que la négociation perçue comme un facteur clé pour concevoir des solutions devaient prendre le pas sur toute autre considération. Ajoutons à cela l’exigence d’une approche empirique qui facilite la construction d’un espace de confrontation où les explications et les démonstrations rationnelles devaient l’emporter sur les autoproclamations et sur les croyances non fondées.

Conseil n° 8 : Expérimentez avant de formaliser

En cohérence avec une approche alliant rigueur et pertinence, nous avons planifié une phase d’expérimentation4 avec les ambassadeurs. Le choix de l’équipe et le mode de pilotage de cette étape ont été entièrement déterminés au cours des échanges. De plus, la présence, au sein des groupes d’ambassadeurs, de membres du comité de direction et de représentants des divers niveaux hiérarchiques a sans doute contribué au succès de cette période d’essai. Les ressources de chacun, symboliques ou effectives, ont ainsi permis de concevoir rapidement des programmes expérimentaux réalistes et adaptés aux caractéristiques de l’organisation.

Conseil n° 9 : Soyez lucides et attentifs

Au cours de la crise sanitaire, l’instauration soudaine et massive du télétravail a exacerbé les fragilités de certaines organisations. Ainsi, d’après une étude menée auprès de 1 000 travailleurs britanniques, 47% des personnes interrogées ont dit avoir ouvert au moins un courriel d’hameçonnage alors qu’elles travaillaient à distance5.

Plus encore, comme l’a indiqué un récent rapport d’IBM Security et du Ponemon Institute6, la pandémie de coronavirus a fait grimper en flèche le nombre d’atteintes à la sécurité informatique; le coût moyen de chacun de ces incidents lors desquels la confidentialité de certaines données a été gravement compromise aurait augmenté de 137 000$ US depuis le recours massif au télétravail.

Par conséquent, en vertu d’un principe de précaution élémentaire7, les entreprises privées et les sociétés publiques doivent prévoir des discussions sur la robustesse des systèmes d’information et de communication dans leur réflexion stratégique afin d’enraciner sereinement la pratique du télétravail au cœur de leur culture organisationnelle.

Conseil n° 10 : Apprenez avant de dégénérer

«Tout ce qui ne se régénère pas dégénère», a dit le philosophe Edgar Morin. Si nos ambassadeurs ont participé, dans un esprit d’intelligence collective et de confiance, à la conception d’une politique de télétravail, leur tâche ne s’est toutefois pas limitée à la production d’un texte formel. À la fin de notre mandat, nous avons donc suggéré de poursuivre l’animation des groupes d’ambassadeurs de manière plus informelle afin de conserver une dynamique d’échanges et d’auto-examen organisationnel permanent autour de la question du télétravail. Nous avons proposé de créer une sorte de cellule de veille ou de lieu de concertation pour repérer les projets de transformation susceptibles de renforcer l’intégration du télétravail au sein de cette institution bancaire.

Le défi consiste maintenant à acquérir un regard stratégique permanent sur une forme d’organisation du travail régénérée. Toutefois, il ne faut pas tomber dans le piège de la recette magique: ne craignez pas d’essayer diverses configurations jusqu’à ce que vous trouviez celles qui vous permettront de faire face à de nombreuses situations inédites, y compris celles provoquées par une crise sanitaire sans précédent.


Notes

1. Pfeffer, J., et Sutton, R. I., «Evidence-based management» (document en ligne), Harvard Business Review, janvier 2006.

2. Bouiss, O., C’est complexe! 10 principes pour affronter la complexité des organisations, Paris, Dunod, 2021, 128 pages.

3. Pour une synthèse de cette question, voir Mousli, M., «Mary Parker Follett, une pionnière du management», Cahier du LIPSOR, série «Recherche», n° 2, octobre 2000, 53 pages.

4. Sur la démarche d’implantation du télétravail avec une phase de pilotage, voir Walrave, M., «Comment introduire le télétravail?», Gestion HEC Montréal, vol. 35, n° 1, printemps 2010, p. 76-87.

5. Owen, H., «Remote working: We’re stressed and distracted and making these security errors» (article en ligne), TechRepublic, 22 juillet 2020.

6. IBM Security et Ponemon Institute, «Rapport 2020 sur le coût d’une violation de la confidentialité des données» (document en ligne), 2020.

7. Parent, M., «Avec le télétravail, la cybercriminalité a explosé – Que peuvent faire les entreprises?» (article en ligne), The Conversation, 12 mars 2021.