Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion

Afin de soutenir la résilience de son entreprise, le gestionnaire doit fournir un cadre défini à ses collaborateurs tout en leur laissant suffisamment d’autonomie pour qu’ils puissent s’y mouvoir aisément. Si cette posture managériale peut renforcer le sens du travail individuel et collectif – ainsi que, par le fait même, la résilience de l’organisation –, elle pose un défi de gestion au quotidien. Comment, alors, en favoriser l’adoption?

Cette proposition de posture managériale s’inspire du modèle triangulaire de la résilience conceptualisé dans le domaine des sciences sociales1. Le premier axe de ce triangle met en avant l’importance du lien social : c’est le lien offert notamment par un proche ou par une institution, un lien qui transmet de l’empathie. Il permet entre autres l’échange ainsi que la possibilité de parler ou de se taire. Le deuxième axe souligne l’influence de la règle : c’est le cadre où évolue l’individu, un cadre qui agit comme un socle tant protecteur que limitatif dans ce qui est autorisé et dans ce qui ne l’est pas. Ces deux premiers axes, lorsqu’ils sont présents, contribuent à nourrir le troisième axe : le sens (voir la figure ci-dessous).

le lien, la règle et le sens : trois facteurs qui favorisent la résilience des entreprises

La psychologue Emmy Werner est généralement citée en tant que pionnière lorsqu’on aborde le concept de résilience dans le champ de la psychologie. Lors d’une étude longitudinale amorcée en 1955, cette Américaine s’est intéressée à 698 enfants vivant sur une île d’Hawaï, parmi lesquels environ 200 évoluaient dans un environnement défavorable2. Elle a constaté, 40 ans plus tard, que 28% de ces jeunes ayant évolué dans un milieu difficile s’en sortaient bien malgré ce contexte initial. On retiendra de cette étude notamment la distinction entre les facteurs de protection internes et les facteurs de protection attribuables à l’environnement qui peuvent soutenir ou limiter la capacité de résilience des individus.

Une discipline encore jeune

Dans le champ des sciences de la gestion, si elle s’inspire entre autres du domaine de la psychologie, la résilience organisationnelle demeure en pleine construction à l’heure actuelle. Elle se coconstruit également sur des approches empiriques. On distingue ainsi les publications qui abordent la notion de résilience sous l’angle de la gestion des risques des publications qui s’intéressent plus fondamentalement à la posture que les acteurs de l’entreprise – et plus particulièrement les gestionnaires – peuvent adopter pour favoriser la résilience du système où ils évoluent.

Ainsi, la résilience organisationnelle s’intéresse tant aux facteurs externes qu’aux facteurs internes qui favoriseront son émergence à un instant donné3, soit l’environnement économique de l’entreprise, ses ressources financières, son contexte juridique ou technologique, etc.

Toutefois, la résilience organisationnelle n’est pas une méthode et encore moins une panoplie d’outils. Si on ne peut pas simplement appliquer les principes de la résilience psychologique à ceux de la résilience organisationnelle, on peut néanmoins s’en inspirer pour en explorer les fondements. On s’accorde généralement à dire que la résilience organisationnelle est un processus, c’est-à-dire une série continue d’actions – pas forcément itératives – qui pourront permettre à une entreprise d’atteindre un nouvel état d’équilibre à la suite d’un changement important. Il s’agit globalement de la capacité temporaire d’un système à rebondir et à surmonter un défi certain. En tous les cas, ce sera toujours un état temporaire aux pistes multiples.

La résilience n’est pas une capacité qu’un individu possède ou ne possède pas ; il en va de même pour les entreprises. La résilience n’est qu’un processus discontinu qui crée un état temporaire susceptible de vaciller en tout temps. Il n’est donc pas forcément adéquat de soutenir qu’une entreprise semble faire preuve de résilience, à moins qu’on fixe son observation dans le temps.

Des conditions nécessaires mais non suffisantes

Pour une entreprise, on s’accordera ainsi à dire que la résilience organisationnelle consiste en la capacité temporaire de cette organisation à faire face à des défis importants qui durent dans le temps4; la pandémie de COVID-19 en constitue d’ailleurs un exemple récent. Cependant, des choix stratégiques opérés en situation normale par une entreprise – c’est-à-dire dans des conditions moins complexes et dont les facteurs d’influence évoluent moins rapidement – représentent parfois autant de défis à affronter. La résilience organisationnelle s’inscrit en permanence dans le cycle de vie d’une entreprise, même en dehors d’une gigantesque crise sanitaire.

Si une des conditions fondamentales de la résilience d’une entreprise réside dans des considérations extrinsèques – un environnement qui lui est favorable –, il y a également des facteurs d’influence internes, tels que des capacités financières, logistiques et technologiques en adéquation avec la mission de l’entreprise. Pour s’orienter favorablement dans un processus de résilience, une entreprise doit pouvoir accorder des ressources adéquates à la situation à laquelle elle doit faire face. Sans moyens suffisants, l’entreprise fera preuve de résistance et risquera de provoquer l’épuisement progressif de ses ressources. Si un environnement favorable et des ressources suffisantes constituent des conditions nécessaires, elles ne sauraient à elles seules suffire à soutenir l’entreprise dans sa poursuite de la résilience : encore faut-il que l’entreprise sache correctement activer et organiser les ressources dont elle dispose. C’est alors dans des positions managériales de proximité qu’il faut aller puiser, notamment dans les capacités de conduite interrelationnelles des membres qui composent l’organisation.

C’est là que les gestionnaires de terrain seront en mesure d’adopter une posture qui pourra contribuer à favoriser la résilience de leur structure, posture basée sur le triangle de résilience.

Des liens à consolider

Dans ce contexte, le gestionnaire joue un rôle fondamental de tuteur de résilience pour son équipe. Il devient celui à qui l’organisation confie la tâche de maintenir les liens entre les membres dans un contexte devenu mouvant et incertain. Il est celui à qui les membres de l’équipe peuvent exprimer leur désarroi face au changement ou à l’incertitude, pour autant que ceux-ci le perçoivent comme ayant une autorité légitime et qu’il partage avec eux des valeurs ou des vécus communs. Mais on doit veiller à ne pas franchir la frontière. Si le gestionnaire peut soutenir ses collègues, il ne doit pas pour autant dépasser une certaine limite ni forcer le trait en cherchant à se positionner en thérapeute ou en conseiller. Ce serait ainsi qu’un facteur perçu a priori comme étant favorable pourrait entraîner l’effet opposé à celui qu’on recherchait5.

Cependant, tout ne repose pas pour autant sur les épaules du gestionnaire. Les liens tissés au fil du temps par les membres d’une équipe et les liens qu’ils entretiennent individuellement avec d’autres organisations (associations d’anciens étudiants, associations professionnelles, liens amicaux et familiaux, etc.) pourront contribuer à maintenir un sens professionnel individuel. Les entreprises doivent par ailleurs entretenir de bonnes relations avec leurs parties prenantes de façon à renforcer leur résilience.

Le lien, la règle et le sens : les trois facteurs qui favorisent la résilience des entreprises

Le respect des règles

Une des postures essentielles du gestionnaire consiste à favoriser les liens entre les membres de son équipe et à veiller à assurer le cadre fixé par l’organisation, et ce, en tenant compte de l’environnement où évolue l’entreprise. Les équipes doivent pouvoir atteindre un but collectif, tandis que les gestionnaires sont là pour instituer des règles claires et pour fournir les moyens d’y parvenir. Le cadre est fondamental dans toute organisation : il permet en effet de déterminer ce que cette organisation tolère et ne tolère pas6. Selon le niveau d’expertise, les professions et le degré de maturité des interactions des membres de l’équipe, le gestionnaire devra savoir assurer la présence requise. Certains gestionnaires auront tendance à fixer un cadre trop rigide à leur équipe, limitant ainsi l’expression du potentiel et de l’individualité de chacun des membres. D’autres gestionnaires auront pour leur part tendance à s’effacer par peur d’imposer un cadre – quel qu’il soit – à leur équipe, instaurant de ce fait un climat permissif qui pourrait mener à la décomposition lente – mais certaine – de la cohérence du groupe. C’est dans l’interaction permanente avec ses équipes que le gestionnaire pourra assurer une dynamique de groupe appropriée.

Ainsi, les gestionnaires auront toujours à doser leur présence managériale entre la capacité à favoriser les liens et l’aptitude à fournir un cadre. Certains seront à l’aise avec le premier facteur mais pas avec le second : ils tomberont alors dans la permissivité, au risque de perdre leur légitimité et de ne pas remplir pleinement le rôle fondamental qui leur est confié par l’organisation. D’autres seront à l’aise avec le second facteur mais pas avec le premier : ils n’auront que peu d’empathie pour les membres de leur équipe et agiront en gestionnaires autoritaires, ce qui contribuera à affaiblir la motivation de leurs subordonnés. L’entreprise doit déterminer les normes de conduite de l’organisation, puis elle doit laisser ses gestionnaires agir selon leur propre personnalité et selon les usages de leur profession.

Le sens collectif

Le fin dosage entre le facteur de lien et celui de la règle constitue ainsi un levier interne d’influence confié au gestionnaire pour soutenir la capacité de résilience de son organisation. L’atteinte de cet équilibre contribuera à l’émergence d’un esprit collectif et de valeurs internes partagées par tous les membres de l’équipe. Il concourra au maintien d’une identité collective, ce qui donnera un sens aux défis que l’organisation aura à relever. Le gestionnaire devra ainsi faire preuve d’assertivité en sachant accepter les émotions des membres de son équipe tout en jouant son rôle de leader.


Notes

1- Lecomte, J., «Les caractéristiques des tuteurs de résilience», Recherche en soins infirmiers, vol. 3, n° 82, septembre 2005, p. 22-25.

2- Werner, E. E., «The children of Kauai: Resiliency and recovery in adolescence and adulthood», Journal of Adolescent Health, vol. 13, n° 4, juin 1992, p. 262 268

3- Baitan, M., Jolly, D., et Morin, E. M., «Bilan d’une crise – Qu’est-ce que la résilience d’entreprise?», Gestion HEC Montréal, vol. 45, n° 3, automne 2020, p. 22-25.

4- Britt, T. W., Shen, W., Sinclair, R. R., Grossman, M. R., et Klieger, D. M., «How much do we really know about employee resilience?», Industrial and Organizational Psychology, vol. 9, n° 2, juin 2016, p. 378 404.

5- Hill, Y., Den Hartigh, R. J. R., Meijer, R., De Jonge, P., et Van Yperen, N. W., «Resilience in sports from a dynamical perspective», Sport, Exercise, and Performance Psychology, vol. 7, n° 4, janvier 2018, p. 333-341.

6- Baitan, M., Organiser l’entreprise – Vers une poursuite de l’organisation optimale, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2017, 186 pages.